jeudi 27 octobre 2011

Orange Inspiration

Orangé

Dau avait lancé la voie avec son "Rouge Inspiration". Puis  l'automne est arrivé, promptement. Cliché à mort : les feuilles tombent, les jours diminuent, le moral aussi. Il est 7h22 quand les premiers sons de harpe résonnent dans les tympans, et que le froid vient grignoter les quelques espaces de peau qu'il trouve. Et il fait nuit. "Le bonheur, c'est quand on se lève et qu'il fait toujours nuit" je disais quand j'étais petit.

Et maintenant, je me vente d'orange.


Traditionnellement, l'orangé est la couleur joyeuse, à en devenir presque vulgaire : "Aujourd'hui on a transféré sur cette couleur les vertus de l'or et du soleil : chaleur, joie, tonus, santé" décrit le spécialiste des couleurs, Michel Pastoureau, dans le must-have Le Petit Livre des Couleurs.

Mais si on devait aller plus loin, comment rendre compte du orange ? Si j'essaye d'avoir toujours un peu d'orange sur moi, je remarque qu'il dérange toujours un peu... Pas assez uniforme surement.

Sans Un Cri - Zao Wou Ki
Comment une couleur influence t-elle à ce point une personne ? On voit des Bleu, des Beige, des Habit Rouge et Serge Noire. Partout, couleurs et parfums se répondent. "Elles s'attachent aux parfums mêmes" annonce Serge Lutens dans son entretien pour J&P.


Le orange est éminent olfactif. Plus subtil que le rouge, plus prononcé que le jaune, il sait se faire doux, violent, poignant, voir même mélancolique.
En cette période Halloween - Automne, pensez orange. Tout le monde est orange, il suffit de révéler son prisme de l'orangé.


Quatre parfums qui signent cette couleur aux accents tous plus différents les uns que les autres.

1 / Like This, d'Etat Libre d'Orange.


L'évocation était obligatoire, voire clichée. Cela dit, le parfum a été construit sur cette couleur. Dans cette maison écossaise, le fantôme roux plane sur le fauteuil en cuir aux teintes brunes. Le bois  du plancher grinche quand on l'arpente, et il flotte dans l'air une vague odeur de tabac, de soupe automnale et de poussière poudrée.

Orangé dans l'évocation, mais aussi dans l'évolution. Un départ d'un orange presque brun, qui s'orientera vers un orangé beige. A porter avec ou sans orange ;)


Zao Wou Ki

2 / Daim Blond

L'intérieur moderne à parquet clair, propre, légèrement lisse, avec canapé en cuir blanc et table basse ornementée d'un vase contenant une fleur d'iris. La vue est claire, dégagée sur une forêt aux couleurs diverses. Le orange dans tout ça ? Il est épars. Par touches dans le parquet, par reflets dans la baie vitrée, par nuances dans la fleur, jonchant le sol de la forêt... L'orangé est subtil, doux, cotonneux.


Il est une petite conscience pour l'automne, à enfiler comme un voile coloré.



Les nouveautés dont tout le monde parle, et à raison : Mugler a trouvé la voie parfaite olfactivement en abordant le Goût du Parfum. Je la découvre de jours en jours, et elle agit comme une bombe. L'orangé dégradé de l'Alien original implose son ambiance coucher de soleil, pour faire exploser un orange irradiant, pigmenté d'une teinte absolue, avec certaines facettes sombres.

L'orange extrême d'Alien au Caramel au Beurre Salé, retranscrit la profondeur de l'esprit de la couleur, dans son aspect le plus physique : le ton est violent, imposant, mais Ô combien joyeux et magnifié !






"Cette couleur irritante et maladive, aux splendeurs fictives, aux fièvres acides : l'orangé" écrit Huysmans dans A Rebours (amen). Cette description de l'orange selon Des Esseintes correspondrait surement à l'orange selon Iris Silver Mist. Car ce parfum n'évoque pas la teinte. Il en a l'esprit. Au-delà de l'austère froideur, l'Iris de Lutens transporte de la terre ocre, brune, vers le ciel noir de la nuit, qui reflète au loin les lumières orangées, de la ville, du Soleil qui s'en est allé.

Porter Iris Silver Mist chromatiquement renvoit à l'esprit, véritablement : il faut intellectualiser l'odeur et la couleur. Pour que les deux sens se mêlent, que du gris naisse la couleur, et que du froid paysage apparaisse la messagère de la Sagesse....


Le Pandemonium - John Martin

"Si le rouge et le jaune se magnifient aux lumières, il n'en est pas toujours de même de leur composé, l'orangé, qui s'emporte, et se transmue souvent en un rouge capucine, en un rouge feu"
JK Huysmans, A Rebours

J.


jeudi 13 octobre 2011

Angel - L'Extrait

L'Extrait avait ce goût du solitaire éternel. Celui qui reste cloitré dans une grande demeure imposante, massive et à la limite de l'austérité, où rien n'est fait pour l'accueil. Le vestibule est un amas de tapis poussiéreux, de tableaux désuets et effrayants, de candélabres en tout point semblables à de la cire suintant des murs serrés et semble le vestige d'une dynastie déchue.

Extrait en Vanité -  © Emilie G. 

Il vagabonde dans ses appartements, seulement accompagné de deux antiques domestiques qui errent éteints, à l'image des vieux meubles de bois nobles qui décorent la maison faussement délabrée. Les couleurs ont perdu d'un éclat qui semble n'avoir jamais existé, et les sons qui traversent des corridors étroits résonnent comme si le foyer était entièrement vide.

Illusions - Emilie G
L'Extrait y règne en maître, majestueux, ayant réduit toute concurrence de beauté. Chaque détail est pensé, muri, a été médité longtemps, comme un grand cru. Chaque élément a été revu dans son aspect le plus subtil, et le plus excessif. Le parquet qui tapisse tous les sols de la demeure reflète une myriade de couleurs  allant de l'orangé au brun le plus sombre. Strié de tons rudes, mais élégants, ce dernier craque sans bruit sous les pas de L'Extrait, dont la démarche sublimée semble être véritablement issu de plancher boisé.

La rage du temps a polarisé chaque facette des coursives. La violence des meubles classiques est exacerbée par le patinage des secondes qui passent. "Trois mille six cents fois par heure, la Seconde Chuchote : Souviens-toi !". C'est le Temps qui impose au sein de L'Extrait toute sa beauté et les détails allant de pair.


L'Extrait, majestueux - © Emilie G. 
Remarquer un pot de miel sur un meuble en acajou vernis n'est rien. Mais sentir sa décomposition sucrée et cailleuse, dont la lenteur est palpable, odorante, est une tout autre chose. Ce détail sensible n'est qu'une humble partie de l'incroyable château. En effet, une minutie mordante se remarque : l'odeur carnassière d'une fleur hante les couloirs froids. Or, aucun pétale n'ornemente les pièces. L'émanation florale évoque une tubéreuse violente, blanche, rouge et verte à la fois. Elle irradie  sans jamais se révéler. Elle brille par une absence remarquée, qui nous permet de visiter maintes pièces à la recherche de l'odeur. Ses particules spectrales flottent dans l'air saturé de poussière, et crient à notre oreille des sons trop graves ou trop aigus pour être entendus. Seul notre esprit semble capter ses appels tortueux. Que penser des décharges chromatiques diffusées par la fleur des appartements de L'Extrait ?


De cette lumière crue, mais d'une majestueuse beauté surgit le noir profond des recoins mystérieux. Alcôves, boudoirs et cabinets apparaissent tout au long de la découverte de ce palais méconnu, révélant aspérités obscures et rudes. La puissante odeur de cette absence de lumière est palpable, saisissable.


Vous découvrirez avec L'Extrait un  monde de curiosités, où les proportions n'ont plus de sens. Où le temps n'est plus l'ennemi, mais le sublime. Où les fleurs s'expriment en fantômes, où le noir est élégant, presque discret et s'allie à son ennemi de toujours, la lumière.


Car aussi illusoire paraisse t-elle, la lumière inonde L'Extrait, ce solitaire avare, qui n'attend que d'être découvert, non pas pour le bonheur de son porteur, mais pour l'essence même de son propre bonheur, qui se suffit à lui même.



"Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard, 
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,

Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira Meurs, vieux lâche ! il est trop tard !"
J.


lundi 3 octobre 2011

Entretien avec Serge Lutens – Des Essences aux Sens

Juin 2011. Ca y est ! On m’a enfin proposé l’expérience ultime de tout perfumista : rencontrer Serge Lutens en personne !
Sauf que voilà, les mois se sont écoulés (et ma tête commençait à guérir), mais devant la feuille destinée aux questions, syndrome de la page blanche pour le petit Jicky. Que dire ? Que poser ?
Cependant, au fil du temps, il a bien fallu se rendre à l’évidence : une interview de Serge Lutens n’apporte rien de vraiment révolutionnaire. Ce qu’il fallait, c’était trouver le filon, la soie capable de faire naître le texte destiné au Gardien du Temple du Palais-Royal.
Petit à petit, je me suis mis à tisser une interprétation personnelle, pour la présenter à Serge Lutens himself.



Lutens dessine ses parfums comme on compose un tableau polymorphique à la Arcimboldo. Connu pour ses saisons et ses potagers, Arcimboldo joue de multiples illusions d’optiques, où le jardinier se transforme en corbeille de fruits et où le cuisinier s’avère être aussi un plat de gibier, inversé.
Il en est de même pour la parfumerie Lutens, qui joue de tous les sens, de tous les univers et de tous les temps.

Cinq Univers. Cinq Sens. Cinq Mots.
De l’origine de Féminité du Bois à L’Eau, en passant par les flacons cloches, Serge Lutens explore les mots, les sons et les couleurs pour nous embarquer dans un monde où l’exotisme côtoie raffinement, mysticisme et jouissance dans une ambivalence sans pareil.

Zao Wou Ki

Tout d’abord, un premier mot : Abondance. Les parfums Serge Lutens font écho à un territoire olfactif puissant. Le néophyte dira avant tout en sentant le parfum « Hou ça sent fort ! ». L’univers olfactif fait référence à un monde d’épices, de banquets, voir de ripailles. Confiserie, miel, résines et épices agrémentent les repas et rappellent ces gourmandises rares et précieuses de l’époque médiévale et à l’Orient.

Car petit à petit, l’esprit s’oriente. Exotisme. Nous voilà transporté depuis le parfum à un univers immanquablement exotique, étranger. Le culte de Lutens pour l’Orient et l’Extrême-Orient se retrouve partout. La décoration des Salons du Palais-Royal révèle foule d’indices japonisants, les gravures des flacons font écho à un orientalisme pointu, les noms sonnent comme des titres honorifiques arabisants et les odeurs, entre couscous, pain d’épices, thé et encens, renvoient à des contrées lointaines. La pensée s’affine et mène à un troisième univers.


Le Raffinement. A travers l’exotisme, l’esprit s’ouvre et mène à une deuxième impression, au début  qui s’apparente au « Finalement c’est pas si fort », mais qui surtout, dans un troisième temps, mène à une réflexion de l’esprit. Les épices évoquent des lieux, des moments, des sensations. L’odorat fait appel aux autres sens. Le goût développe l’odeur, et par association, fait entrer en jeu la vue, l’ouïe et parfois même le toucher. Le Lapsang Souchon qui fume sous notre nez parait palpable. La richesse et la rareté des évocations annonce un luxe opulent, qui transporte l’esprit dans un autre monde.

Car il est une notion universelle à la parfumerie Lutens : le Mysticisme. Tout repose sur le travail de l’esprit. L’abondance, l’exotisme, le raffinement renvoient tous à l’univers silencieux et éthéré de l’esprit, à travers une certaine austérité dans les compositions, à des codes précis, qui font qu’un parfum Lutens est un parfum Lutens. Directement, avec des évocations d’église et de méditation, ou indirectement, le parfum reprend sa forme sacrée initiale. L’esprit rejoint la fumée, et les deux forment un tout.

Parce que chez Lutens, on aiguise chaque chose pour que deux ne fasse plus qu’un, tout en gardant son essence. L’Ambivalence. Après un mysticisme qui, il faut l’avouer, dérange, l’esprit atteint une autre dimension. Les noms des parfums jouent avec les perceptions : couleur, sons, odeurs se répondent et renvoient à une interprétation du monde presque alchimique. La nourriture rejoint la mort, comme la vie se lie à l’immatériel. Il n’y a pas de sens clair, juste un panneau vide qui pointe une direction sans révéler l’arrivée. Finalement, tous les parfums Lutens mène par des chemins différents à ce monde là, ce monde aux intrications multiples.

Redon, L'Appartion - 1910

L'Entretien

Serge Noire, Gris Clair…, Rousse, Iris Silver Mist. Et tous vos parfums, aux couleurs toutes plus prononcées et contrastées les unes que les autres. Le jeu visuel est chez vous un parti pris. Comment ces couleurs vous répondent, comme dirait Baudelaire, dans l’imaginaire créatif ?

Comme vous le dîtes dans le texte où vous vous présentez, un sens appelle un autre sens et s'y lie. La couleur, le titre, la forme d'un flacon et l'odeur qu'on y découvre, sont évidemment ce qu'on nommerait dans un roman ou un film : "son parfum".
Par ailleurs, puisque vous évoquez Baudelaire - où l'image n'apparaît que par les mots, qui mêlent aux corps des phrases, la couleur, le parfum, les formes, la chaleur et le toucher qui les influent - la pudeur me conseillant de ne surtout pas recueillir un extrait du poète pour "venter" un parfum, choisissez vous-mêmes un poème ou alors mieux, relisez les tous !
Quant aux couleurs de mes senteurs, elles s'attachent aux parfums mêmes, comme je l'explique ci-dessus ("son parfum")

En amateur de mots que vous êtes, une question toute bête s’impose : s’il n’y avait qu’un mot à avoir, lequel ce serait selon vous ? Quel est celui qui fait résonner le plus de chose à votre oreille ? Et au contraire, quel mot vous insupporte ?

C'est leur accord qui est impressionnant. Ils peuvent être des deux côtés de votre question : les mêmes mots injustement utilisés peuvent inverser leur pouvoir et passer de merveilleux à... ridicules !

El Attarine, Mandarine-Mandarin, Five O’Clock au Gingembre, Jeux de Peau. La touche Lutens semble éminemment gourmande, et cet univers gustatif que vous transposez est essentiellement oriental. Est-ce-que le gustatif atone, neutre et dit d’un équilibre parfait selon la culture extrême oriental vous touche, vous parle dans le processus de création ? Est-ce-que l’Asie pourrait caractériser un nouveau « goût Lutens » ? 

Pas plus que la couleur, le son ou le toucher, la géographie n'est capitale dans mes parfums. Si elle s'y reflète parfois, ce serait plutôt par l'intermédiaire d'un nom comme "Cuir mauresque" ou "Sarrasins", qu'on peut comme sur une carte, situer.
Il est clair que j'aime quand du jour, la nuit tombe et quand l'aube sort du noir, quand tient aux deux bouts se qu'offre un feu : au plus chaud de sa couleur, au plus haut de sa flamme, et quand il s'éteint, d'abord par la braise puis la cendre, ceci - pour ainsi dire - jusque sa disparition.
On peut placer à chacune de ces extrémités, celle portée au fer rouge sur le bras d'une criminelle; "Tubéreuse criminelle", à la plus éthérée, "Serge noire", pour la cérémonie religieuse d'un "De profundis".

J.