mardi 30 juillet 2013

Une Rose, Frédéric Malle - Au-delà de l'infini

2001 : l'Odyssée de l'espace, Stanley Kubrick

Dans le monde des mots, certains semblent fuir leur propre signification - à l'image de nombreux humains. Ainsi, il est étonnant de constater que bon nombre des gens auxquels j'ai pu parler considèrent l'expression hors d'oeuvre comme le préambule d'un repas des plus consistants, comme si cette expression ne pouvait désigner autre chose. Après tout, l'expression est empourprée d'atours séduisants et glisse dans l'air immaculé de la nuit. Ainsi, hors d'oeuvre pourrait désigner une quantité incroyable de phénomènes, tous plus saisissants les uns des autres : une foule de veuves éplorées, un groupe de personnes en colère ou encore un métal doré zozotant en proie à une crise de dédoublement de la personnalité. Laissons donc les hors d'oeuvres gustatifs aux humains et, dans l'espace, désignons par hors d'oeuvre les chefs-d'oeuvre hors du commun.

Au-delà de l'infini, l'isolement est encore plus total que dans les labyrinthes puisque l'on y est dissimulé entièrement. Les dimensions se déforment et ce qui était uni se détend, comme pour suivre l'expansion d'un univers qui lui est propre. Les couleurs reprennent leur subjectivité la plus primaire, puisqu'il n'y a plus de civilisation. Je vois rouge parce que rouge il y a au-delà de l'infini. Je vois noir parce que noir est l'au-delà de l'infini. Je vois blanc parce que de l'infini se dégage du blanc. Dans le tiraillement entre l'espace et la ligne, le volume et le temps on peut voir se dessiner le duel entre la couleur et la fleur.


Les cueilleuses nous ont appris qu'il y avait deux chemins pour traverser la vie. Je comprends au cours de mon périple qu'un tiraillement entre deux chemins est à l'origine de bon nombre de hors d'oeuvre. Et si Une Rose est un chef d'oeuvre hors du commun c'est que son univers a la particularité de ne représenter qu'une rose. Or, une simple rose ne raconte pas d'histoire ; c'est pourquoi en ne représentant qu'une rose, on ne peut s'arrêter que sur ce qui est le support de cette rose : le parfum. Ici, Une Rose se dissémine et se déverse dans l'espace, univers à elle toute seule, à la sagesse irréprochable et aux couleurs historiques. L'espace de l'infini ne suffit plus à Une Rose : il faut qu'elle le traverse, le distance. En suivant sa ligne, nous accédons à l'au-delà de l'infini.


2001 : l'Odyssée de l'espace, Stanley Kubrick

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2001 : l'Odyssée de l'espace, Stanley Kubrick

Rouge - noir - blanc. Une rose rouge est dans l'espace noir et rayonne d'une lumière blanche. En fin de compte, ce périple montre qu'à l'image des contes et des fables de l'enfance, ce sont les interactions entre les couleurs, êtres vivants, qui priment : le petit pot de beurre blanc apporté par la petite fille en rouge au loup noir ; la sorcière vêtue de noir qui donne une pomme rouge à une fille blanche comme neige ; un fromage blanc lâché par un corbeau noir et attrapé par un renard rouge.

La logique des couleurs est implacable ; celle des fleurs, tout autant. Puissent-t-elles ne jamais dégénérer. Car s'il m'était physiquement envisageable de prendre la fuite sur Terre, il me vient à l'esprit qu'au-delà de l'infini, je suis paradoxalement dans un espace clos où fuir n'est pas envisageable un seul instant. Et dans cet insondable éther, on finit par revenir sur soi : on écoute le sang s'écouler, inépuisablement, dans notre réseau nébuleux, au rythme d'un flux et d'un reflux presque lunaire. Rouge - noir - blanc.

Il me vient alors une expression convenant de manière particulièrement judicieuse à la situation : la ligne de conduite. C'est que, dans son tiraillement, Une Rose a libéré une ligne, une ligne à suivre, à suivre une logique. Dans son sillage cosmique, elle a laissé s'implanter la terre, d'où des racines ont émergé avec délicatesse. Cette ligne est lumineuse, chantante, presque céleste. Un monde semblable à la Terre se créé à nouveau, avec un sol gorgé de vie et un ciel aux couleurs bleues, roses et nuancé d'un rouge semblable à un clignement de paupière. Nouveau-né, j'ouvre les yeux.

Quel retour sur Terre ! Après cet interlude cosmique hors du commun, me voici à nouveau sur la planète qui est la mienne. Néanmoins, des choses ont changé : le ciel paraît plus scintillant, à la fois plus bleu et plus rose. L'air semble inonder le sol d'une lumière fine, donnant à la terre une élégance presque humaine. D'où peut donc bien venir cette clarté céleste ? C'est l'éclat de quatre étoiles qui a livré la réponse à ma question : en plein jour, quatre astres brillaient d'une douceur intimiste, livrant aux ciels de nouvelles teintes plus irisées. Je pouvais presque y discerner des lettres. Quatre lettres : un A, un I, un C, un B.

J.

Une Rose, Editions de Parfums Frédéric Malle - E. Guézou

mercredi 10 juillet 2013

Dzongkha - L'Artisan Parfumeur : Dédale

Peut-être vous est-il déjà arrivé, comme moi, d'être confronté à une situation délicate vous obligeant à suivre les pas d'une tierce personne : votre père sur la place du marché, votre amour secret sur le trottoir gauche de la grande avenue ou le pourvoyeur d'une société spécialisée dans l'élevage de chats sauvages le long d'une route abandonnée. Ainsi, vous savez que, réciproquement, quelqu'un peut être sur vos pas, expression signifiant ici "vous suivant avec acharnement jusque dans les plus sombres recoins d'un labyrinthe désaffecté pour des raisons qu'il vaut mieux ne pas savoir". Cependant, il est une possibilité souvent négligée dans cette course poursuite par pas interposés : suivre ses propres traces.

Shining, S. Kubrick

Des jeux d'enfants, le labyrinthe et le cache-cache sont peut-être les activités les plus terrifiantes : notre corps ne nous appartient plus mais dépend seulement de la volonté d'un seul lieu qui soit nous perd, soit nous dissimule. Néanmoins, cette observation est rapidement enfouie par un cerveau désireux de se cacher, à jamais. A jamais. A jamais.

Shining, S. Kubrick
Malheureusement, une fois que vous y êtes entré, il est effrayant de voir à quel point il vous sera impossible d'en ressortir, dissimulé et perdu comme vous pouvez l'être. Enfin, je dis "vous", mais j'espère pour vous que vous êtes tranquillement assis sur votre fauteuil de bureau, attendant qu'une bonne infusion de rose soit suffisamment amère pour votre palais, ou que vous êtes assis sur un fauteuil en cuir, en train de lire ces lignes grâce à la lumière d'une lampe en cuivre usée par le temps. Bref, loin de tout labyrinthe et de toute course poursuite éprouvante.
Cependant, un relativisme certain vous permet toujours de vous réconforter : il sera difficile pour un scélérat avide de détruire un billet parfum (et son auteur, accesoiremment) de retrouver quiconque ayant pénétré ce labyrinthe, le labyrinthe Dzongkha.

Il vous faudra revenir sur les traces mêmes du parfum pour vous échapper et saisir un des sens de Dzongkha : c'est par le passé olfactif que vous accéderez au ciel. Quand l'encens déploie ses volutes obscures et enfume le dédale, il ne fait que vous brouiller. Quand des fleurs bleues, roses et violettes sortent de terre, c'est pour vous faire tomber. Et quand des hautes haies surgissent des mains à la peau caleuse et brune comme le cuir, c'est pour vous empêcher de lever la tête. Car Dzongkha ne correspond finalement que peu au labyrinthe : il piège par lui, mais son essence même est en réalité le bleu du ciel, aux teintes claires et lumineuses, plutôt que la glaise informe du sol du labyrinthe.

Notez bien qu'ici, dans ce dédale Duchaufourien, les ombres sont toujours deux fois plus grandes que les objets eux-mêmes, dessinant dès lors des lignes brisées, inconstantes et des formes aigües qui n'ont de cesse de naître et de mourir à travers les hautes haies. Elles poursuivent, pourchassent et impossible pour nous d'échapper à l'obscurité qui grandit d'elles tandis que nos mouvements se déploient dans une vaine tentative de réconfort (et par réconfort, j'entends "petit retour sur soi et méditation sur les enjeux d'une telle échappée dans les si belles entrailles d'un labyrinthe olfactif").

Ainsi, d'après mon humble expérience de fuyard, Dzongkha n'est pas fait pour être exploré : il faut le surplomber, couper tout fil d'Ariane et le dépasser. Admirez le ciel : c'est par lui que vous échapperez à ses mystères labyrinthiques. Plongez dans le ciel.


Shining, S. Kubrick

Mais quel épineux mystère surgit quand, au travers des murailles vertes, apparaît un oeil rouge, froid et mécanique ; quand le ciel s'obscurçit ; quand seules les fleurs rouges demeurent et que d'elles s'échappent une ligne puissante menant tout droit non plus au ciel mais au cosmos.

Je plains la personne de confiance qui devra récupérer mon prochain manuscrit, car il semblerait que ma fuite m'ait mené au-delà de l'infini, et que cet infini ait une odeur - paradoxale - de terre.

"Écoutez, je vois que vous êtes vraiment très affecté par cet incident. Et sincèrement je pense que vous devriez reprendre vos esprits, absorber un tranquillisant, et essayer de faire le point."

J.