mercredi 29 octobre 2014

Les envies d'automne.

Hocus Pocus Phoebus



        Je travaille trop. Le fil de mes pensées est constamment saturé. La route que j'emprunte chaque jour est la même, puisque je n'y fais pas attention.
        Mais un matin, les marronniers sont en feu sous un ciel bleu compact, la lumière est magnifique. Des feuilles mortes tourbillonnent au sol et s'écrasent contre mes bottines. Je réalise à temps que nous sommes en octobre, la nature était prête à faire tomber des bogues sur ma tête. 


ce collage à deux francs sur paint s'intitule "écureuil sous acides"



        Je travaille trop, donc. C'est précisément ce qui m'oblige à m'aménager une heure pour rédiger ce billet. J'ai cette horrible impression de ne plus être maitre de mon temps et de courir après l'impossible. Mon cœur bat constamment la chamade alors que je suis assis sur ma chaise.

        Mes parfums sont encore dans leur carton de déménagement ouvert dans un coin, je dis que je les rangerai demain, je ne le ferai pas. J'ai promis beaucoup de choses aux assiettes sales sur la table basse, aussi.

        Mon piano dans l'entrée me sert de porte-manteau.

        Mon portable vibre comme un chat crache, et liste les remontrances de mes proches. Je ne leur accorde pas assez de temps. Je répondrai quand j'aurai fini de travailler. Mais quand je termine, je m'endors.

        J'aimerais profiter de la capitale, dans laquelle je viens d'emménager. J'aimerais que ma vie soit aussi simple que de shooter dans les feuilles mortes sur le trottoir, aussi douce qu'un air de jazz.
        J'aimerais m'intégrer sans effort dans ces nouvelles rues, mon parfum servira de liant.
        Je voudrais avoir le temps, donc je vais le prendre. 





       Ce billet est en fait un ricochet lancé par Musque-Moi sur le thème des classements d'automne. Il y a le sien, et puis celui de Dau, de Thierry, ect.   
   
       Je n'en avais jamais fait. Je m'attendais à ce que des différences significatives apparaissent d'une année à l'autre, mais je me rends compte que je vis sur des nuances.
        En hiver je remets les compteurs à zéro, je recherche l'épure et l'impeccable. Les eaux chyprées, le printemps venu, annoncent sobrement le festival de fleurs blanches dans lequel je me vautre en été. Suivant cette logique, il ne m'est pas du tout surprenant de constater qu'en automne j'ai envie de parfums plus riches, plus tactiles, plus chaleureux. A l'image des paysages orangés, des récoltes abondantes sur les étals des marchés, c'est une parfumerie pleine, ronde et épicurienne qui s'impose à moi. On a trop tendance à voir l'automne comme un reflux, ou une redescente, un printemps triste, mais l'automne, métaphoriquement ce n'est pas encore la mort. On peut choisir de le voir comme une bulle vibrante de vie, sur le point d'éclater, un été exagéré. A trop se concentrer sur la courbe du mercure, on ne rêve plus.

       Évidemment, dans ce classement je ne parle que d'envies passagères et récidivantes propre à la saison. Je peux voir Mitsouko apparaitre quasi-systématiquement lorsqu'il faut parler d'automne, mais je ne l'évoquerai pas ici puisque je le porte toute l'année (je l'ai d'ailleurs acheté au printemps).



       Pour parler d'envies d'automne, donc, au sens "femme-enceinte-réclamant-une-glace-à-la-fraise-nappée-d'olives-vertes" du terme, l'illustration la plus évidente est mon rapport à la vanille. Il n'y a qu'en automne que je la recherche. Ou du moins, que j'en cherche la coloration, puisque je ne me dirige pas exactement vers des solinotes alimentaires, mais vers des parfums plus construits dans lesquels elle apporte l'éclairage mordoré d'un soleil automnal.
        L'automne dernier, j'ai vidé avec délice la moitié d'un flacon de Vanille Absolument (feu Havana Vanille) de l'Artisan Parfumeur. Il y a quelque chose d'assez fabuleux dans son départ, un décollage scintillant (qu'on sait labeler aujourd'hui de "duchauffourien") quoiqu'un peu trop doux pour certains. On imagine sniffer une ligne de sucre vanillé. Mais par la suite on retrouve une gousse au naturel, fondue dans le foin et le tabac, un must-have pour tous vos gros-pull-tout-doux-tout-chaud.

       Cette année, ma dernière et toute récente acquisition est un fond de flacon de la première version de Shalimar Ode A la Vanille. Il sert sa vanille comme je l'aime, androgyne et enveloppée dans d'autres étoffes... Il comble d'ailleurs également mes envies d'ambres.

     
   L'ambre (plus généralement "l'effet ambré", en fait), m'ennuie assez vite s'il chante trop fort dans la composition. Mais en automne je lui ouvre grand les bras. Alors est-ce la couleur orange qu'il évoque, ou la sensation de "plein" et de "satisfaisant" qu'il procure immanquablement aux narines, et qui le rend indissociable de cette saison à mes yeux ?. Une autre piste à explorer serait mon désir secret de me réincarner en bougie d'intérieur (ce qui demande encore moins de responsabilités qu'un chat de salon, pensez-y).
        L'ambre Russe de Parfum d'Empire, et Ambre Sultan de Serge Lutens sont les ambres qui surnagent dans mon estime. Ce dernier en particulier me donne l'impression, lorsque je le porte, d'être on fire, un peu comme la nana des jeux de la faim.


   
    Ma dernière envie d'automne, et j'ai eu l'impression qu'elle était nouvelle l'espace d'un moment, c'est le vetiver. J'ai porté Encre Noire de Lalique sur une base bien trop longue pour que cela caractérise une envie saisonnale. Mais récemment, en ressentant Sycomore de Chanel, l'évidence s'est imposée – alors qu'objectivement ce n'est pas cet Exclusif-là que j'aurais tendance à poursuivre en premier. La facette "pin" de la racine m’obsède et évoque bien plus précisément une ballade en forêt pour moi que la plupart des patchoulis qui sont connus pour leur aspect "tapis de feuille morte".
       Remettre le nez dans les vetivers me ramène invariablement à ma passion pour Habanita. La version EDP d'aujourd'hui lui a rabotté sa racine, mais quiconque possède encore un flacon de l'EDT vénère la raideur du départ qui fait se dresser les poils des avants-bras. Je le porte encore régulièrement mais à une époque, c'était vraiment tous les jours. Tous les amis qui me connaissaient en automne 2011 en ont un souvenir indélébile : le vetiver, la vanille, l'ambre entre autres... tout était déjà là, et finalement moi je n'ai pas changé.



samedi 30 août 2014

Curiosités - Diptyque : Grise en abîme

Je n'ai pas l'habitude de parler des odeurs pour la maison, à tort ou à raison. Mais mon amour des beaux parfums me pousse à aborder les compositions importantes à mes yeux. Pour cette rentrée, diptyque lance trois cierges parfumés dans le cadre d'une collection graphique tout à fait en phase avec l'esprit de la maison : la Collection du 34. Ainsi, si vous pouvez y découvrir Le Redouté, un pot-pourri plus complexe qu'il pourrait paraître de prime abord, ou encore Les Lilas, qui propose une transcription de la note pleine de justesse et d'émotion, l'incroyable s'appelle Curiosités...



À la découverte, elle avait brûlé quelques heures dans une pièce. Ce fut un choc. Ce genre d'émotion violente, vous la connaissez sûrement, vient vous prendre à la gorge et fracasse votre tête quelques secondes après. Malléabilité du temps et de l'espace, je me suis retrouvé dans une salle de séchage de rhizomes d'iris. Pour obtenir leur substantifique moelle, ces rhizomes doivent en effet sécher sur une durée de trois ans dans un espace spécial sous forme de grande salle vide où règne une odeur puissante d'iris. Une giclée de terre à peine humide, le râpeux d'un parchemin jauni, le poudré glacé de la lune et la flamme bleue d'une bougie solitaire. Cette odeur en soi ferait chavirer le plus solide des cœurs. Curiosités va encore plus loin. 

Car l'iris terreux n'est qu'un rideau cachant une scène plus complexe encore ! En filigrane, un cèdre vient donner de la verticalité au cierge, dévoilant alors toute sa profondeur. Riant à gorge déployée, la note épicée du clou de girofle appuie une texture à la fois rugueuse et paradoxalement inaccessible, comme ces pièces isolées cherchant à reproduire le silence absolu sans jamais y parvenir. De silence, il en est question lorsque le rôle de l'angélique se dévoile : insaisissable, cette floralité s'accroche aux notes épicées et offre un effet de flou blanc à une peinture olfactive pouvant sembler trop sombre. C'est que l'iris se teinte d'un bleu cendré à la noblesse rare (même en parfumerie fine pointue), un vétiver souligne les nuances brunes et vertes de la terre et le gris se déploie à la fois de l'iris, de l'angélique et d'une note pour le moins inattendue... l'ambre gris !

C'est l'ambre gris qui déforme et obsède tous les autres aspects de Curiosités ! À la fois clef de voûte et murmure d'une rumeur antique, rarement un si bel hommage lui aura été rendu. Une fois que l'on comprend que c'est son personnage qui tirait les ficelles de l'intrigue depuis le début, tout s'éclaire. Les couleurs se fondent, les texture se condensent puis s'étirent à l'infini : dans l'air, une salinité poudrée, presque crayeuse, apparaît ; la terre vient se mêler à la brume pour finalement éroder tout ce à quoi l'odeur - impalpable - peut s'accrocher. L'animalité se cache dans une caverne moussue et humide, pleine d'une vapeur d'eau chargée de souvenirs. Tout prend vie.

Rarement je n'ai senti un tel aboutissement dans une bougie. Curiosités va très loin. Si loin qu'elle donne l'impression de désamorcer sa simple condition de "produit pour la maison" : ses teintes sombres suggèrent une obscurité que combat la flamme et ses effluves de papier séché posé sur la terre évoquent, par analogie, la lueur d'un feu permettant de lire ce qui y est inscrit. Mise en abîme. L'expression lui va si bien...

J.

mardi 8 juillet 2014

Angel - Thierry Mugler : Angel Reborn

Introduction
Cet été, vous aurez sûrement l'occasion de lire sur certains blogs parfums plusieurs textes sur la création culte de Thierry Mugler : Angel. Pourquoi ? A l'occasion d'une nouvelle campagne de communication et d'un ingénieux changement d'égérie, la marque a décidé de tirer des thématiques fortes à partir de ce parfum, et elle nous a proposé de nous les approprier. J'ai l'habitude de décliner ce genre de projet, mais Angel est un parfum qui m'est cher, et cette approche m'a séduit, laissez-moi vous expliquer pourquoi...*




Angel est un parfum capital pour moi car c'est une des rares créations olfactive moderne à avoir réussi et achevé un personnage féminin complexe, tout en renouvelant la figure de la femme un peu bourgeoise, qui se parfume simplement pour être élégante ou séductrice. Cette féminité nouvelle, Thierry Mugler est allé la chercher dans la figure de l'ange, où transparaît une forte dimension post-humaine. Le post-humain est un concept qui me touche particulièrement, le fait que je sois un enfant des années 90 y étant peut-être pour quelque chose. Cette vision d'une humanité progressivement mutée par la machine s'est beaucoup développée après l'avènement de l'informatique, pour trouver son point d'orgue depuis une vingtaine d'années, à travers des champs artistiques divers et variés. Avec ses femmes-robots et ses androïdes insectisantes, Mugler l'applique au milieu de la mode et aussi (et surtout !) du parfum. Dans un futur pas forcément éloigné, Angel projette la construction d'une figure mythologique construite, manufacturée.

De cette féminité inexplorée a découlé la création d'une nouvelle famille olfactive - celle des parfums gourmands - dont Angel est à la fois le pionnier et le chef de file le plus abouti. L'émergence de la technologie a suscité la crainte et le doute dans la conscience humaine, déplaçant l'humanité vers de nouvelles questions. Angel propose des éléments de réponse à ces questions, mais en évitant les constats alarmistes sur les conflits entre l'Homme et la Machine (à l'image d'un 2001) ou entre l'Homme et son environnement (comme peut le suggérer Wall-E). A ces doutes, Angel décline une nouvelle humanité plus réconfortante et propose une renaissance en grandes pompes.


Gravity, A. Cuaron, Photo : E. Lubezki, 2013

Forcément, un tel renouvellement ne pouvait se faire sans une certaine emphase. C'est par un crescendo flamboyant, où se diffuse le sillage monstre que l'on connaît, que se présente Angel, rappelant à juste titre qu'un parfum reste une véritable composition et possède sa propre construction. Comme le soufflait un cher ami (qui se reconnaîtra), la complexité d'Angel lui permet de s'extirper du "bruit des parfums sucrés actuels", faisant ainsi la nuance entre emballement musical et vacarme indistinct.

Qu'une telle création ait eu ce succès là donne finalement de l'espérance sur l'architecture de la parfumerie et son renouveau constant : Angel n'a jamais été simpliste. A l'heure où certains (et mêmes certaines) sont effrayés par la figure d'une femme complexe, Angel propose une sorte d'enclave matriarcale où l'identification est très forte. La marque communique ainsi sur l'image de la tribu pour parler du pouvoir de ce parfum ; j'avoue que ces réflexions sur la féminité et son implication dans le post-humain sont des thèmes qui me touchent. D'autant plus qu'Angel est un des parfums portés par mon père, n'hésitant pas à jouer avec les genres olfactives et à prouver en même temps l'universalité de la parfumerie.

Jerry Hall par Thierry Mugler
La maternité, Mugler y a songé pour 2014 puisque, 19 ans après sa mère Jerry Hall, c'est Georgia May Jagger qui est la nouvelle femme Angel. Espérons que cette passation permettra à la jeunesse, hélas conditionnée aux médiocrités Lancômesques, de s'identifier à la "tribu" Angel, qui reste pour moi un de ces mythes olfactifs toujours aussi fascinants, 22 ans après sa sortie.

J.

*ce texte n'était pas un billet sponsorisé. Je n'ai ni été payé par la marque, ni n'ai reçu de produit pour le rédiger. Vous pouvez aussi lire ma vision de l'extrait d'Angel ici, et là pour l'eau de toilette.

vendredi 9 mai 2014

Epice Marine - Hermès : Le retour des morts-bullant

Le parfum marin masculin, ce grand fléau des années 90 lancé par Escape de Calvin Klein et popularisé par Cool Water chez Davidoff, Kenzo Pour Homme ou encore L'Eau d'Issey Pour Homme, est un registre que beaucoup de passionnés aimeraient voir disparaître. A jamais. Dans les tréfonds de l'océan. Naaaan ! Même pas, ça respire sous l'eau ces conneries là. Non disparaître dans le néant, loin, loin, dans un endroit où même Sigourney Weaver grimée en cosmonaute ne pourra discerner ne serait-ce que le moindre son. C'est bien ça ; dans l'espace, personne ne les entendra buller.

Abyss - J. Cameron

Hélas, cher perfumista, tu n'as pas été sage et le Père-Nuit-de-Noël a décidé de te punir en 2013. Du coup, pour ne pas te féliciter, tu as dû supporter un revival des huîtres mortes enflaconnées ! Invictus, Kenzo Homme Sport Extrême, Burberry Britt Rythm, L'Eau d'Issey Pour Homme Extrême... Oui, fortement concentrées et bien pulsées s'il vous plaît les crustacés industriels.

*pendant ce temps-là, dans le cerveau de Jean-Claude Ellena*

"Cellule grise en chef, à votre service !"
Un petit synapse, Olof de son prénom, est convoqué dans le bureau des affaires olfactives du pôle créatif du cerveau du parfumeur-maison Hermès. Le stress est à son comble pour cette jeune recrue qui a été mutée au bureau olfactif depuis deux mois seulement. Avant, Olof était au bureau musical du même pôle créatif. Il s'y débrouillait très bien d'ailleurs : son chef le trouvait brillant et il faisait la fierté de sa mère qui n'avait de cesse de vanter "les arrangements inégalés" de son fils. Ces arrangements, c'est ce qui lui a valu sa mutation. Expert en instruments et en modulation de la voix, le petit synapse d'Ellena se faisait une joie de recréer en studio tout un univers sonore nébuleux, sombre et tortueux, aux résonances semblables à celles qui hantent les fond-marins, abîmes obscures que même la cellule grise en chef du service de gestion de crise post-visionnage d'Abyss n'aurait osé fantasmer. Un talent remarqué par la direction des affaires olfactives qui, après l'écoute attentive des créations d'Olof, a décidé de faire appel à lui pour un nouveau projet de création parfum.

Epice Marine - Hermès

" - Entrez jeune Olof ! Nous vous attendions !
- Merci monsieur, réplique le petit synapse timidement, je suis ravi de faire votre connaissance et honoré d'avoir été choisi pour votre nouveau projet.
- Effectivement, depuis quelques temps, toute l'équipe de la création olfactive a fait sonner le branle-bas de combat (et je ne parle ni de narcisse ni de bleu, Roudnistka merci, cette affaire est terminée) ! Les nerfs cognitifs ont fait naître une folle idée et tu es une des personnes les mieux placées pour nous aider dans cette nouvelle aventure. Avec le département des affaires culinaires, nous avons décidé de créer un nouveau parfum qui revisite à la fois la parfumerie marine et la parfumerie gustative : Épice Marine. Et si la partie cuisine a été gérée avec brio grâce à l'aide du ministère des cervelles étrangères et la collaboration des cellules grises de M. Roellinger, nous bloquons encore sur la partie marine de l'idée. Nous avons écouté avec attention vos créations musicales lorsque vous étiez employé au bureau musical du cerveau de M. Ellena et un morceau a particulièrement trouvé grâce à nos oreilles...


Une fois le morceau terminé, la cellule grise en chef reprend son discours :
"- Beaucoup de petits éléments émergent de votre chanson comme ils ont émergé lors de nos débats. Pour Épice Marine, nous voulions revisiter le genre populaire du parfum marin masculin, cette structure épouvantable qui pense que sentir bon revient à évoquer l'étalage poissonnerie du premier Monoprix venu. Euuuurk, j'en tremble. Christophe, apportez moi une infusion, j'en ai besoin."
Un jeune stagiaire, sûrement le Christophe en question, sort en courant pour revenir quelques minutes plus tard avec une petite tasse I Love Narcisse Bleu qu'il dépose sur le bureau de la cellule grise en chef.
" - Il s'avère que dans votre morceau, nous avons perçu comme des chœurs de zombies complètements ivres en train de s’époumoner. Mais, et c'est là que ça devient intéressant pour nous, on dirait presque qu'ils s'époumonent dans l'océan. Que de leurs bouches décousues et tombantes émanent des cris bullants, comme tout droit sortis d'un film de monstres en caoutchouc. C'est comme ça que, dans le cerveau de M. Ellena, nous concevons la parfumerie marine ! Que la propreté se salisse, ça nous y arrivons : un beau cumin et l'affaire était déjà pas mal jouée. Maintenant, Olof, ça va être à votre tour. Nous voulons des modulations abyssales, caoutchoutez-moi cette calone que nous ne saurions voir ! Et profitez en pour semer le trouble... La parfumerie marine est réduite aux rayons masculins ? Faîtes la jouer par une dame, mais avec une voix d'homme ! Que de la bergamote soit tirée un vert métallique, et que de cet accord coupé au couteau, une  note salée vienne rouiller les banalités masculines. Faîtes nous rire un peu et essayez de rendre étrangement belle cette parfumerie face à laquelle nous désespérons tous un peu !"

Silent Shout - The Knife

La cellule grise en chef marque une pause et sirote son infusion les yeux dans le vide. Olof est plein de doutes... "C'est que le film d'horreur est rarement beau esthétiquement, songe-t-il. Il est mignon à partir dans ses délires de zombies hurlant dans les sous-marins, mais je pense qu'il a oublié quelque chose d'essentiel dans mon morceau : les instruments ont été réduits à leur strict minimum. Les notes rebondissaient en écho les unes par rapport aux autres. Et à cette mélodie électro venait s'ajouter la voix féminine sombre et mesurée. Mais je crois savoir où est-ce qu'ils veulent en venir... C'est ça qui est intéressant dans le cerveau de M. Ellena, on dispose d'une liberté de ton où le grotesque peut côtoyer la légereté. C'est là dessus qu'il va falloir jouer. Étendre comme des paysages infinis la sensation du marin, ce zombie hurlant à la noyade, lui faire crier des paroles inattendues avec un cumin étrangement zesté comme haut-parleur. Au final, il va falloir piquer tout ce parfum de plusieurs sensations. Que celui qui le sente crie, rigole, se repose et sois songeur. Qu'il réfléchisse sur ce qu'il porte sans s'en douter une seule seconde. Et que des silences des profondeurs de la parfumerie, il bulle. Tout simplement."

J.

mardi 18 mars 2014

La Panthère - Cartier : Tous à pelage ! (1ère Partie)

Avant-propos
Je n'aborderai ici nullement l'olfactif de la dernière création de Cartier, La Panthère, mais je parlerai de l'élan apporté par ce nouveau parfum au sein de l'industrie de la parfumerie. Je serai plus proche du parfum dans un autre billet qui sera publié ISM sait quand, mais vous pouvez toujours lire le texte que nous lui avons consacré avec Jeanne et Opium sur auparfum.


La Panthère - Cartier


La Panthère est bien plus que la réussite d'une femme, c'est le succès de toute une marque qui s'avère être encore une des rares à avoir une réelle vision de la parfumerie ; une vision insérée aussi bien dans l'histoire d'une maison que dans celle de la parfumerie. Le lancement de La Panthère est accompagné d'un discours qui fait plaisir à entendre, et surtout qui est mis en application et dispose d'une vraie portée sur le grand public.

En effet, à l'heure où la plupart des acteurs de l'industrie de la parfumerie avouent sans vergogne (mais bien sûr quand les micros sont éteints) que "le parfum c'est que du business" (les mêmes qui clament "le parfum c'est avant tout une part de rêve" face aux journalistes) ; qu'il faut "rompre avec cette vieille parfumerie" (on dit la BELLE parfumerie, vieille bique) ; Cartier revendique une empreinte historique, bien évidemment replacée dans un contexte contemporain. Et qui mieux que Mathilde Laurent pouvait exécuter avec brio une création qui découle d'une véritable culture parfum ?

Sans vainement chercher à se dissimuler derrière Jacques Guerlain, Edmond Roudnitska ou François Coty, Mathilde Laurent a fait déborder de cœur une création à l'ambition toute personnelle. Si les références pleuvent, elles glissent comme autant de clins d’œil : douceur, velours, la construction du véritable chypre moderne par Mathilde Laurent invoque des images de nuages gigantesques traversant le ciel au ralenti.

Mathilde Laurent => #Jicky'sLove
source : Elisabeth de Feydeau
J'ai une pensée émue pour Josiane et Coralie, qui travaillent avec passion au stand Cartier des Galeries Lafayette Haussman. J'aimerais qu'elles sachent et soient conscientes qu'à chaque flacon de La Panthère qui se vendra, ce sera un combat de gagné pour la parfumerie. Car dire de ce lancement qu'il représente simplement ce que devrait être la parfumerie ne suffit pas vraiment. Oui, la parfumerie se devrait d'être de ce niveau là, malheureusement ce n'est pas le cas. Par conséquent, n'avoir que faire de La Panthère, c'est négliger une visibilité qui lui permettrait une once d'influence sur la créativité olfactive et sa compréhension. C'est d'une certaine manière se détacher et abandonner une parfumerie grand public qui sombre par un manque d'éducation, de curiosité et d'exigence. A ce stade, il ne s'agit plus de se réduire à une critique du parfum pur, à un j'aime/j'aime pas.

Il s'agit de se rendre compte que le prochain parfum grand public d'un tel niveau et d'une telle ampleur pourrait se présenter seulement dans très longtemps. J'espère bien évidemment me tromper en disant ça : j'espère que l'année prochaine - qu'à la rentrée de septembre prochain oui ! - une véritable nouveauté frôlera par sa puissance créatrice celle de La Panthère. J'espère que dans six mois, vous aurez quatre textes de sept cents mots sur un seul et même parfum, rédigés en pleine nuit par un Jicky pétri d'enthousiasme.

Ainsi, voilà ce qu'est La Panthère : le symbole d'une grande réussite dans la parfumerie d'aujourd'hui. Ce parfum n'est pas calculé avant tout pour séduire une tranche d'âge en particulier, en vue d'une estimation hasardeuse en volumes écoulés pour les statistiques de janvier 2015. La Panthère existe en elle-même et pour elle-même. Des œuvres de ce calibre, de cette puissance symbolique - et ici olfactive - sont rares et souvent boudées ; mais elles aspirent au vrai sens du "parfum culte". Une centaine d'années après la naissance des chefs d'oeuvre Guerlain qui font passer les Coty pour des brouillons, Cartier rétrograde Coco Mademoiselle et rejoint For Her dans la famille des véritables chypres modernes. Quelle joie que de supposer que dans quelques décennies, les gens se souviendront avec plus de bonté de ce parfum que de celui qui trustera les ventes l'histoire d'un semestre.

En attendant, La Panthère de Cartier s'avère être une délicieuse anomalie, le deus ex machina qui dérègle une morbide industrie, le débris stellaire qui vient tuer le père pour libérer la mère afin de créer un nouveau monde. Un parfum qui contient son propre monde, juste un parfum, juste pour le parfum.

J.

lundi 10 mars 2014

MITSOUKO - Ceci n'est pas un article.


Non, c'est le titre d'une nouvelle (un peu maladroite).

Je m'y étais déjà essayé il y a 3 ans, celle-ci est beaucoup moins centrée sur le parfum mais si vous avez envie de la lire, j'espère qu'elle vous plaira. 

MITSOUKO


Par Phoebus.


        La fumée s'ouvre comme un rideau, mon visage émerge. J'entre dans la trentaine à bout de souffle au dessus d'un gâteau au chocolat.



        Une pluie d'applaudissements me félicite ou me condamne, l'intention n'est pas claire. Cette main que pose ma mère sur mon épaule, tout en découpant le dessert de l'autre, a un touché étrangement compatissant, non ? Et mon père sourit sans plisser des yeux. Fuyants, les yeux.

        J'imagine mes tantes parler bas dans la cuisine, en les voyant s'éloigner encombrées d'assiettes sales - et non, je ne suis pas folle de penser qu'une pie chante. J'ai suffisamment aidé à débarrasser des assiettes pour savoir que les absents ont toujours tort.

        Je sais exactement ce qu'ils ont en tête. Ce qui ne s'est pas dissipé avec la fumée des bougies. Il n'y a que les hommes un peu trop saouls qui soient honnêtes à un repas de famille : je ressers distraitement un verre de digestif à mon oncle.





                                *******





        Lentement, je déchire le silence avec l'emballage des cadeaux qu'on me donne. Des crèmes, des soins. Mes doigts caressent aussitôt des pattes d'oie imaginaires. Je repense à la jolie lingerie que ma mère m'a offert en confidence un peu plus tôt, avant que les premiers invités n'arrivent. Visiblement un thème récurrent émerge et je sens des papillons naître dans mon estomac, ainsi qu'une appréhension bizarre. Je sonde les visages à la recherche d'une sourire moqueur. 
        Mais le dernier paquet a une apparence bien plus innocente.

- On sait que tu aimes beaucoup la parfumerie, appuie l'une de mes tantes alors que je soupèse un flacon rose en forme de pomme d'amour.



        J'embrasse toute la tablée en me demandant si quelqu'un reconnaîtra Mitsouko dans mon cou. Les papillons se calment un peu. Le choix est très mauvais, mais au moins l'intention est bonne. Elle n'a pas tord : j'aime la parfumerie. J'aime une certaine parfumerie comme d'autres aiment Dieu, on peut parler de passion. J'ai tissé un lien très personnel avec des créations qui m'inspirent, m'interrogent et parfois me révèlent à moi même. Je considère qu'un amour est nécessairement intime, et si on me l'avait demandé j'aurais pu révéler quels parfums m'auraient vraiment fait plaisir - je procède ainsi pour mes proches. Deviner est un risque, et un mauvais cadeau a parfois la saveur d'un mariage forcé.



- On n'allait pas prendre n'importe quoi. Je voulais quelque chose de frais, de jeune, pour notre petite Pernelle, poursuit ma tante avant d'ajouter avec malice : la vendeuse nous a assuré qu'il plait beaucoup aux hommes.




        Voilà autre chose. Je rends le sourire qu'elle m'envoie mais pas son clin d’œil. J'ai coché mentalement les mots jeune et plaire dans la liste du prévisible. C'est vrai, à quoi bon s'embêter avec mes goûts bizarres quand ma priorité devrait être d'attirer cet échantillon de deux cent hommes pris dans la rue pour une étude de marché ? 
        Mes joues chauffent, je ne peux plus ignorer le carton plein : chacun de ces cadeaux a été pensé pour me rendre ou me maintenir désirable. Il s'agit de ma famille donc je veux croire que mon bonheur est l'unique finalité de leurs intentions, mais je suis effarée qu'ils ne puissent envisager atteindre ce but autrement qu'en me voyant appartenir à quelqu'un. En fait non : j'en suis fatiguée. Cette pression est tout sauf un phénomène nouveau. Elle est perverse, diffuse, toujours là au détour d'une phrase. Je m'attends dès le premier bretzel que je croque à ce qu'on commente de façon intrusive ma vie privée : C'est quand que tu nous ramènes quelqu'un ? Quand même, il serait temps. Ma chérie je crois que tu travailles trop. Au fait il faut que je te présente le fils du buraliste, un de ces jours. Très mignon.

        Je suis trop faible pour taper du poing sur la table.



- Ça ne va pas ma grande ?

        Près de la fenêtre mon père me regarde en humectant sa roulée. Je pose le flacon, à qui je m'adressais mentalement comme s'il s'agissait d'un crâne. Naturellement discrète, mon silence n'avait interpellé personne, mais mes états d'âme se traduisent toujours en tâches roses sur mon visage et mon décolleté.


        Mon oncle aux oreilles rouge vif intervient juste à temps pour m'empêcher de mentir, en énumérant joyeusement les effets secondaires du schnaps - je ne bois pas d'alcool. Mais mon père oublie ce genre de détails et, peut-être satisfait par cette réponse, tourne le dos à la pièce pour soupirer sa première bouffée. J'oublie à mon tour que souvent, il pose simplement les questions qu'il aimerait qu'on lui pose.




                                *******


        Ils vont divorcer.


        Je m'attendais depuis l'adolescence à ce que ma mère me bloque dans le couloir et me l'annonce d'une voix basse. La seule véritable surprise est qu'elle m'en ait informé tout en me tendant un paquet cadeau Aubade, entre un joyeux anniversaire et un si tu veux changer j'ai le ticket de caisse.
        Un simple "ça ne va plus" m'a été donné comme explication. Je la trouve mal formulée. Car : est-ce déjà allé ? Les ais-je déjà vu s'embrasser spontanément, se sourire et se comprendre, se soutenir ? Je veux bien croire à une certaine pudeur, je veux bien croire en partie à la routine ou l'érosion de la passion. Mais d'aussi loin que je me souvienne, non, ça n'est jamais allé.

        J'étais l'enfant bavarde, un point de convergence pour éviter de se regarder en face. En grandissant c'est le poste de télévision qui a repris ce rôle. J'étais l'ado muette ou révoltée, le sujet d'interminables disputes. Coincée entre deux gardiens de prison sur le canapé, je culpabilisais d'incarner – et pas que physiquement - ce qui les séparaient. L'étudiante qui rentrait les weekends avait la volonté de redevenir un trait d'union entre eux, réfléchissant à des sujets de conversation dé-minés tout en préparant le repas. L'instabilité du climat de notre foyer était ridicule. Je préférais battre l'huile et le vinaigre dans un acharnement désespéré plutôt que d'avouer à voix haute qu'il n'y a plus de moutarde, de peur qu'ils ne commencent à s'accuser l'un l'autre d'avoir oublié d'en acheter. La troisième guerre mondiale tenait à ça.



        Alors pourquoi, je me demande encore en les regardant derrière mon éventail de cartes. C'est du masochisme de maintenir aussi longtemps une situation aussi éreintante.

        Ma tante pose un atout et nous remportons la manche. Mes parents sont en train de perdre à la belote, mais ils sont en équipe. C'est peut-être ça la raison. Parce qu'il faut avoir un partenaire dans la vie, même si c'est pour la rater. Ce sont les règles du jeu. Je n'ai jamais vraiment aimé la belote.







                                *******




        Ma grand-mère somnole sur le canapé. Je remarque le crucifix discret, accroché au mur au dessus d'elle – je veux dire, je suis passé devant un nombre incalculable de fois mais aujourd'hui, je trouve un sens à sa présence. J'y voyais un ornement classique. J'y reconnais maintenant un sceau porteur de valeurs, de coutumes. J'y vois la perpétuation d'un modèle de vie. Une simple croix dans l'intimité d'un foyer, qui en dit si long sur ses habitants. 
        Mes yeux descendent le long du mur pour revenir sur ma grand-mère assoupie. Sa poitrine se lève lentement sur ses bras croisés, ses sourcils sont très froncés. Je n'ai aucun mal à imaginer son accent alsacien menacer ma jeune mère d'être mise à la porte si elle ne se mariait pas avant d'accoucher. Or, je ne pense pas que le Nouveau Testament ait jamais imposé ce genre de procédures.




        Je me demande si mes parents ne sont pas restés fictivement à l'âge de 20 ans, à l'époque de leur rencontre. 30 années de mariage, comme une ellipse avec un retour fracassant à la réalité. La solitude ne ment pas. Un développement personnel avorté sous une pluie de riz à la sortie d'une Église - il y a de quoi sourire. Puis je suis née, parce que moi, on n'allait pas m'avorter. 
        L'ennui avec les crises identitaires, c'est qu'elles se périment. Elles sont tout à fait saines lorsqu'elles agitent des esprits jeunes. Mais le décalage semble insoutenable à l'âge de raison. Je suis au courant pour les anti-dépresseurs de ma mère au fond de sa table de nuit. J'ai conscience que mon père, ce bon chrétien, change l'eau en vin bien trop souvent chaque soir. Et ça me tue. Je ne peux pas les aider comme on aide une bonne copine à se remettre d'une rupture, parce que le problème n'est pas là, ce n'est pas un cœur brisé. C'est bien plus foireux et compliqué que ce qu'un pot d'häagen-dazs devant un DVD de sex & the city peut résoudre.


        La question m'obsède et je ne vois pas d'autre explication : le couple est l'ennemi de la jeunesse. On nous pousse trop tôt à le rechercher mais ce n'est ni plus ni moins que l'exutoire de la lâcheté. Sans prendre en considération la dimension du besoin sexuel, c'est un écran sur lequel on projette toutes nos angoisses à un stade de notre vie où on est en pleine construction. Cela nous évite d'avoir à affronter ce qui nous dérange chez nous, ou d'effectuer le travail nécessaire pour gagner en amour propre. L'amant, c'est le bouc émissaire par lequel on se déresponsabilise d'être en charge de notre propre bonheur. Les jeunes livrent toute entière l'estime d'eux même au regard de l'autre parce que c'est plus facile. Si quelqu'un nous aime, c'est qu'on est digne d'être aimé, CQFD, alors pourquoi chercher plus loin ? 
        Il faut chercher plus loin et ça demande du courage. Il faut avoir le courage de s'aimer soi même, de se regarder vraiment dans la glace sans détourner le regard. On naît seul comme on mourra seul, après tout. Et entre temps, pour espérer être capable d'aimer son prochain, il faut faire ce travail, il faut chercher à s'améliorer, il faut que notre paix intérieure ne dépende pas d'un autre. Autrement, on est dans l'attente. On attend toujours quelque chose, on exige passivement de l'autre qu'il nous apporte ce qui nous manque. Et on est souvent déçu. Et on sait qui blâmer pour ça, ce qui est arrangeant. En vérité la jalousie est bien moins souvent le manque de confiance en l'autre que le manque de confiance en soi. S'il ne lui dit plus qu'elle est belle, elle se sent laide. Si elle n'a pas confiance en elle, sa libido baisse. Si elle ne le désire plus, il se sent impuissant. Et puis vient l’agressivité, l'inévitable réponse du mal-être, qui s'insinue dans le quotidien comme une maladie.

        Le couple sert à partager le bonheur, pas à le fonder. Ce n'est pas une fin en soi et je l'ai compris bien trop tard. J'ai aimé, j'ai exigé, j'ai été frustrée, j'ai pleuré, j'ai insulté. J'en ai voulu à plusieurs Autres dans ma vie avant de réaliser que je ne pouvais en vouloir qu'à moi même. C'est la seule promesse que je me suis faite : apprendre à m'aimer et m'épanouir seule avant de m'autoriser à vieillir avec quelqu'un.
        Le bonheur ne se trouve jamais dans la dépendance. Je suis persuadée qu'il est furieusement individuel. Il se côtoie, il en inspire d'autres, mais il ne se partage pas, sinon ce n'est qu'une illusion. D'ailleurs une rupture n'est que l'éclairage cru de l'état dans lequel se trouvait individuellement deux personnes au moment de se rencontrer. Et à 50 ans, quand on a passé la majeure partie de son existence à s'ignorer, on ne connait plus que ça, la fuite. Les médocs, l'alcool ou Dieu sait quoi d'autre, chacun sa méthode. Parce que tout, tout, tout est de la faute de l'autre, bien sûr.

        Ma mère revient dans la pièce en tenant une cafetière fumante. De sa main libre, elle tire nerveusement sur son T-shirt informe, et je me demande si elle s'est un jour trouvée jolie. 
        Je sens ma rancune évoluer vers une forme de compassion. Je lui en ai voulu – à elle, principalement - pour son insistance à me voir suivre rapidement un chemin qui ne lui a même pas réussi. Je trouvais cela absurde en soi. Je réalise maintenant qu'elle ne connait aucune autre façon d'être heureuse, et n'y a probablement même jamais réfléchi. Alors c'est le mieux qu'elle pense pouvoir me souhaiter, et elle espère simplement que j'aurai plus de chance qu'elle n'a eu.                 Je décide de ne plus lui en vouloir, d'ignorer ce qui m'agace pour n'accepter que sa bienveillance. Je sais que la chance n'a rien à voir là dedans et je refuse de voir la vie comme un jeu de carte.





                                *******





- Mamie, tu me remplaces ?



        Cette fois ci, mon équipe perdait à la belote. Par automatisme, quelqu'un a cité l'adage "malheureux aux jeux, heureux en amour" et j'ai ressenti le besoin urgent d'aller prendre l'air avant que la conversation ne dérive vers ce terrain.



        Le soleil se couche – c'est déjà la fin d'après-midi ? La lumière est belle pour un mois de Janvier. Elle est toujours belle à la campagne. Je crois qu'à elle seule, elle rend supportable mes séjours en province. Une brise glacée disperse mes cheveux et Mitsouko se rappelle à moi.

        Avec un sourire je m'adosse au perron, remonte la fermeture de ma veste jusqu'au menton et place une mèche de cheveux sous mon nez comme une moustache. Quand soudain des bruits.

        Je me retourne et fixe la porte d'entrée, qui étouffe le volume des voix derrière elle avant de s'ouvrir avec énergie. Un jeune homme dont j'ai oublié le nom se mord les joues en s'éloignant sur le gravier, les mains enfoncées dans les poches. Ma jeune cousine, de dix ans ma cadette, apparaît à son tour d'un pas traînant. Elle pianote sur son téléphone en ralentissant, puis lève la tête en entendant claquer la portière de la 206 tuning. Je lâche ma moustache quand elle me remarque.



        Elle s'appelle Marie, et elle aurait pu être jolie. Un maquillage lourd dissimule de beaux yeux qui n'en demandaient pas tant. Ses cheveux ramenés en une queue de cheval hurlent la douleur des décolorations successives. Je grince toujours des dents en remarquant le piercing sous un coin de ses lèvres, qui brise la régularité d'un visage que beaucoup envieraient. J'ai noté un peu plus tôt que son copain est percé au même endroit.

- Il me saoule, donc on va rentrer, soupire t-elle avec humeur.

        C'est la première fois qu'elle m'adresse la parole de la journée. Je me remémore ces deux-là sur le canapé il y a encore vingt minutes, bras et jambes noués comme des écouteurs au fond d'une poche.        Quelque chose d'indéfinissable dans son attitude laisse pourtant penser qu'elle est secrètement satisfaite par son petit drame. Elle poursuit en haussant les épaules :



- Il trouve que je suis fringuée comme une salope pour venir à ton anniversaire.



        C'est ridicule bon sang, elle est en jogging. J'avais oublié à quel point le qualificatif de salope était employé à toutes les sauces dans ce village. Tant qu'à faire, je lui demande pourquoi son copain n'a réalisé l'outrance de sa tenue qu'en fin d'après-midi.
- Et tu verras qu'en 2015 les sneakers feront pute aussi. 
- C'est pas tant la tenue, en fait il a commencé à s'énerver quand tonton Roger m'a dit que je m'embellissais en grandissant.
- OK, là je comprends mieux. C'était vraiment grossier de sa part (elle rit). Non sérieusement, c'est débile de prendre la mouche comme ça.

        Un appel de phare nous interrompt, et Marie fait signe d'attendre par un geste agacé en direction de la voiture.
- Il s'énerve parce qu'il est jaloux, c'est tout.
- D'un oncle. C'est nul.
- Je préfère qu'il soit jaloux. Ça montre qu'il tient à moi.
- Ça ne montre rien du tout.




        Elle me fixe sans comprendre. J'ouvre la bouche puis la referme.
        J'aimerais lui dire qu'elle se trompe et j'aimerais lui expliquer pourquoi. J'aimerais lui apprendre qu'elle aurait pu s'habiller comme elle le voulait sans que cela ne lui porte préjudice. J'aimerais leur expliquer à tous les deux qu'il n'est jamais correct d'appeler ou de se laisser appeler "une salope". J'aimerais qu'ils comprennent que la jalousie n'est pas une preuve d'amour. J'aimerais qu'elle réalise qu'elle n'a de comptes à rendre qu'à elle même. 
        Mais j'ai eu 20 ans moi aussi, et je sais à quel point on se ferme aux conseils qu'on n'a pas demandé. Après quelques secondes de silence, elle me fait la bise et rejoins la voiture.


        La nuit est tombée vite après leur départ. Je n'ai pas très envie de rentrer alors je nettoie le perron en shootant dans les graviers qui s'y sont perdu. 
        Je n'ai aidé personne aujourd'hui. Ni dedans, ni dehors. Un sentiment d'impuissance me voûte légèrement le dos. Je me demande si j'ai raison. Si le vrai bonheur est à ce point individuel qu'on ne peut l'aider à naître chez les autres. Je veux juste que le monde soit un peu plus beau et dans un sens, ce serait dur d'accepter que je ne puisse pas y contribuer.



        Puis mon portable vibre et m'annonce un nouveau message en provenance d'un +33 :



<<Au fait, tu sentais bon.>>



Et je me dis que finalement, je n'ai pas complètement perdu ma journée.




                                        *



NDLA : Je suis désolé, il n'y a pas franchement-franchement de twist final. J'ai commencé à écrire en ayant en tête les codes de la nouvelle, et au final je me suis laissé déborder. Donc j'ai coupé le texte ici pour la publication sur le blog, il y a quand même la fin d'un arc donc ça me semblait assez pertinent.