lundi 3 octobre 2011

Entretien avec Serge Lutens – Des Essences aux Sens

Juin 2011. Ca y est ! On m’a enfin proposé l’expérience ultime de tout perfumista : rencontrer Serge Lutens en personne !
Sauf que voilà, les mois se sont écoulés (et ma tête commençait à guérir), mais devant la feuille destinée aux questions, syndrome de la page blanche pour le petit Jicky. Que dire ? Que poser ?
Cependant, au fil du temps, il a bien fallu se rendre à l’évidence : une interview de Serge Lutens n’apporte rien de vraiment révolutionnaire. Ce qu’il fallait, c’était trouver le filon, la soie capable de faire naître le texte destiné au Gardien du Temple du Palais-Royal.
Petit à petit, je me suis mis à tisser une interprétation personnelle, pour la présenter à Serge Lutens himself.



Lutens dessine ses parfums comme on compose un tableau polymorphique à la Arcimboldo. Connu pour ses saisons et ses potagers, Arcimboldo joue de multiples illusions d’optiques, où le jardinier se transforme en corbeille de fruits et où le cuisinier s’avère être aussi un plat de gibier, inversé.
Il en est de même pour la parfumerie Lutens, qui joue de tous les sens, de tous les univers et de tous les temps.

Cinq Univers. Cinq Sens. Cinq Mots.
De l’origine de Féminité du Bois à L’Eau, en passant par les flacons cloches, Serge Lutens explore les mots, les sons et les couleurs pour nous embarquer dans un monde où l’exotisme côtoie raffinement, mysticisme et jouissance dans une ambivalence sans pareil.

Zao Wou Ki

Tout d’abord, un premier mot : Abondance. Les parfums Serge Lutens font écho à un territoire olfactif puissant. Le néophyte dira avant tout en sentant le parfum « Hou ça sent fort ! ». L’univers olfactif fait référence à un monde d’épices, de banquets, voir de ripailles. Confiserie, miel, résines et épices agrémentent les repas et rappellent ces gourmandises rares et précieuses de l’époque médiévale et à l’Orient.

Car petit à petit, l’esprit s’oriente. Exotisme. Nous voilà transporté depuis le parfum à un univers immanquablement exotique, étranger. Le culte de Lutens pour l’Orient et l’Extrême-Orient se retrouve partout. La décoration des Salons du Palais-Royal révèle foule d’indices japonisants, les gravures des flacons font écho à un orientalisme pointu, les noms sonnent comme des titres honorifiques arabisants et les odeurs, entre couscous, pain d’épices, thé et encens, renvoient à des contrées lointaines. La pensée s’affine et mène à un troisième univers.


Le Raffinement. A travers l’exotisme, l’esprit s’ouvre et mène à une deuxième impression, au début  qui s’apparente au « Finalement c’est pas si fort », mais qui surtout, dans un troisième temps, mène à une réflexion de l’esprit. Les épices évoquent des lieux, des moments, des sensations. L’odorat fait appel aux autres sens. Le goût développe l’odeur, et par association, fait entrer en jeu la vue, l’ouïe et parfois même le toucher. Le Lapsang Souchon qui fume sous notre nez parait palpable. La richesse et la rareté des évocations annonce un luxe opulent, qui transporte l’esprit dans un autre monde.

Car il est une notion universelle à la parfumerie Lutens : le Mysticisme. Tout repose sur le travail de l’esprit. L’abondance, l’exotisme, le raffinement renvoient tous à l’univers silencieux et éthéré de l’esprit, à travers une certaine austérité dans les compositions, à des codes précis, qui font qu’un parfum Lutens est un parfum Lutens. Directement, avec des évocations d’église et de méditation, ou indirectement, le parfum reprend sa forme sacrée initiale. L’esprit rejoint la fumée, et les deux forment un tout.

Parce que chez Lutens, on aiguise chaque chose pour que deux ne fasse plus qu’un, tout en gardant son essence. L’Ambivalence. Après un mysticisme qui, il faut l’avouer, dérange, l’esprit atteint une autre dimension. Les noms des parfums jouent avec les perceptions : couleur, sons, odeurs se répondent et renvoient à une interprétation du monde presque alchimique. La nourriture rejoint la mort, comme la vie se lie à l’immatériel. Il n’y a pas de sens clair, juste un panneau vide qui pointe une direction sans révéler l’arrivée. Finalement, tous les parfums Lutens mène par des chemins différents à ce monde là, ce monde aux intrications multiples.

Redon, L'Appartion - 1910

L'Entretien

Serge Noire, Gris Clair…, Rousse, Iris Silver Mist. Et tous vos parfums, aux couleurs toutes plus prononcées et contrastées les unes que les autres. Le jeu visuel est chez vous un parti pris. Comment ces couleurs vous répondent, comme dirait Baudelaire, dans l’imaginaire créatif ?

Comme vous le dîtes dans le texte où vous vous présentez, un sens appelle un autre sens et s'y lie. La couleur, le titre, la forme d'un flacon et l'odeur qu'on y découvre, sont évidemment ce qu'on nommerait dans un roman ou un film : "son parfum".
Par ailleurs, puisque vous évoquez Baudelaire - où l'image n'apparaît que par les mots, qui mêlent aux corps des phrases, la couleur, le parfum, les formes, la chaleur et le toucher qui les influent - la pudeur me conseillant de ne surtout pas recueillir un extrait du poète pour "venter" un parfum, choisissez vous-mêmes un poème ou alors mieux, relisez les tous !
Quant aux couleurs de mes senteurs, elles s'attachent aux parfums mêmes, comme je l'explique ci-dessus ("son parfum")

En amateur de mots que vous êtes, une question toute bête s’impose : s’il n’y avait qu’un mot à avoir, lequel ce serait selon vous ? Quel est celui qui fait résonner le plus de chose à votre oreille ? Et au contraire, quel mot vous insupporte ?

C'est leur accord qui est impressionnant. Ils peuvent être des deux côtés de votre question : les mêmes mots injustement utilisés peuvent inverser leur pouvoir et passer de merveilleux à... ridicules !

El Attarine, Mandarine-Mandarin, Five O’Clock au Gingembre, Jeux de Peau. La touche Lutens semble éminemment gourmande, et cet univers gustatif que vous transposez est essentiellement oriental. Est-ce-que le gustatif atone, neutre et dit d’un équilibre parfait selon la culture extrême oriental vous touche, vous parle dans le processus de création ? Est-ce-que l’Asie pourrait caractériser un nouveau « goût Lutens » ? 

Pas plus que la couleur, le son ou le toucher, la géographie n'est capitale dans mes parfums. Si elle s'y reflète parfois, ce serait plutôt par l'intermédiaire d'un nom comme "Cuir mauresque" ou "Sarrasins", qu'on peut comme sur une carte, situer.
Il est clair que j'aime quand du jour, la nuit tombe et quand l'aube sort du noir, quand tient aux deux bouts se qu'offre un feu : au plus chaud de sa couleur, au plus haut de sa flamme, et quand il s'éteint, d'abord par la braise puis la cendre, ceci - pour ainsi dire - jusque sa disparition.
On peut placer à chacune de ces extrémités, celle portée au fer rouge sur le bras d'une criminelle; "Tubéreuse criminelle", à la plus éthérée, "Serge noire", pour la cérémonie religieuse d'un "De profundis".

J.

22 commentaires:

  1. Je sens que je vais relire ce billet encore et encore, merciiiiiiiiiii de nous faire partager ce moment !
    Ah si seulement j'étais capable d'écrire comme ça après un syndrome de la page blanche...
    C'est un entretien très original, on voit qu'il a aimé tes questions et ton interprétation de ses oeuvres (moi aussi j'aiiiime à la folie) !

    Beaucoup trouvent qu'il a un côté froid et "blasé" dans ses interviews, moi j'ai toujours trouvé ses réponses amusantes même s'il avait effectivement l'air très distant !
    Peut-être qu'il trouve certaines questions redondantes et ennuyeuses...
    En tout cas là, il a dû jubiler, on sent son enthousiasme !

    Bravo bravo !!! (aaaaah vivement le prochain entretien !)

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  2. Ma chère sleep2dream !

    C'est moi qui te remercie de tant d'éloges !
    Je tiens à préciser qu'après le syndrôme de la page blanche, il y a eu surchauffe ! Mais ça a été très dur pour les questions surtout !

    Car en effet, c'est ce que je disais, bon, des entretiens sur ses nouveautés et sur sa parfumerie, y'en a déjà eu (la correspondance avec Grain de Musc <3), là j'étais plus sur un thème, une interpretation. Enfin bref, très amusant à faire, très intéressant, et très plaisant à partager !

    J'aime bien l'humour qu'il a mis dans sa première réponse par rapport à Baudelaire (une jeune bestha actuelle aurait rajouté un TMTC j'en suis sûr ;)

    Merci sleep2dream en tout cas :D !
    J

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  3. Quel beau travail Dr Jicky !
    Et quand on voit la finesse analyse - question - réponse, on a qu'une seule envie : se replonger dans les plus beaux Lutens !

    L'anecdote des couleurs est intéressante. Par exemple, je ne "sens" pas le jasmin de Sarrasins d'un violet si intense. Ni même la Tubéreuse Criminelle d'un rouge si cuisant.

    A très bientôt,
    V.

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  4. Bonsoir V !

    Merci ^^. Se replonger : se plonger A NOUVEAU donc :D ! C'est ça qu'est bon ;)

    Sinon, oui : moi c'est exactement Tubéreuse Criminelle que je ne vois pas si "rouge marron". Je le vois très vert poussièreux, quelque chose de plus "fluo passé" de Vetiver Oriental (lui que je vois de la couleur de MKK).
    J'adore la couleur de Sarrasins, même si je vois plus le jasmin comme bleu électrique.
    Rose de Nuit jaune, ça m'a toujours choqué, j'ai toujours l'image d'un rose trèèès passé, limite pastel.

    Super intéressant comme idée en tout cas !
    J.

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  5. Bon, z'avez gagné tous les deux !
    Après avoir rererelu cet article et vos commentaires, c'est décidé, faut que j'aille au Palais Royal !
    Et que j'y passe la journée !
    Ambre Sultan, je trouve que la couleur est parfaite, le jus en accord le magnifique nom...
    Mais voilà quoi je suis incapable de me souvenir correctement des autres parfums, alors leur associer une couleur...
    Mais je veux jouer moi aussi !

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  6. Sleep2dream !

    Nan mais oui, si t'es jamais allée au Palais Royal, mais FONCE ! Non mais ! Tu habites Paris, tu aimes les parfums !! My god ! J'en connais qui font leurs prières dans la direction de ces Salons tous les jours (mes doudous pour dormir).

    Faut que j'y retourne moi aussi ! Ca fait longtemps (3 semaines quoi). Tu veux qu'on y aille ensemble ? Envoie moi un mail dans ce cas ! Faut que tu sentes Iris Silver Mist !!!

    J

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  7. J'y suis déjà allée deux fois. J'ai ajouté Ambre Sultan, Santal de Mysore et Datura Noir à ma collection et maintenant je louche sur Cuir Mauresque et Fumerie Turque !
    Mais faut absolument que je reteste Boxeuses, que je découvre Vétiver Oriental, Iris Silver Mist, MKK, Un Lys, enfin tu vois quoi !

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  8. Ben je les avais senti il y a quelques années mais je trouve que cette année mon nez a beaucoup mûri, donc c'est indispensable de les retester !
    Tiens-moi au courant pour le Palais Royal. (aaaah je suis trop impatiente d'y retourner)

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  9. "Mon nez a beaucoup mûri" => ça c'est une phrase de perfumista !

    Quant à moi, on ne va jamais assez en balade parfumée ^^
    J

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  10. Serge Lutens est resté une heure sur France Inter samedi dernier, dans Chantons sous la nuit (je remercie Grain de Musc au passage), et il y aborde peu ses parfums, il reste plus dans des réflexions comme il a pu vous en livrer lors de cet entretien.

    Il y parle de musique, et j'ai presque l'impression qu'il l'a fait exprès, à la suite de votre entretien à vous deux sur les sens, où la musique est mise de côté. Tout se complète...

    V.

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  11. J'oubliais aussi une petite évocation du monde des rêves qu'il aborde de manière succinte, mais relativement sincère. Une émission à écouter et réécouter !

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  12. J'avais tenté d'écouter l'émission le lendemain de sa diffusion sans succès, je vais retenter ce soir. Je crois que j'avais vu la playlist par contre, très sympathique.
    D'ailleurs ça m'a donné envie d'associer mes chansons favorites à mes parfums.

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  13. V.

    Ouiiii ! Je l'ai écouté moi aussi cette émission. En effet, je n'ai pas abordé la question de la musique dans les questions. Cela dit, je ne sais pas si j'y serais parvenu...

    Quand au rêve, le plus troublant, c'est qu'on en a longuement parlé lors de notre entretien, des r^ves justement ! (je clame le droit au copyright !)
    Coincidence ? Je ne pense pas ;)

    A bientôt
    J

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  14. Sleep2dream, associer parfums et chansons, c'est trop bon :D !

    Pour l'émission, va voir sur Grain de Musc, tu as un lien. Tu peux la télécharger (j'ai réussi, donc TOUT le monde peut y arriver ^^)

    En ce moment, trip Cosmic Love - Daim Blond

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  15. Ah je n'y aurais jamais pensé à cette asso là, moi ma préférée c'est Rabbit Heart, mais je ne vois pas trop avec quel parfum l'accorder.
    C'est marrant avant-hier je l'avais ajoutée à ma playlist parfums (ouiiii j'ai fait une playlist spéciale).
    D'ailleurs j'attends avec impatience son prochain album !

    Le plus dur c'est Vol de Nuit, il faudrait un chef d'oeuvre qui s'envole dès le début, puis qui s'adoucit un peu... Enfin je vois vraiment pas. J'avais pensé à la reprise de Feeling Good par My Brightest Diamond (il fauuuuut l'écouter) mais elle n'est pas du tout en accord avec l'évolution de VDN.
    Tout ce que j'ai réussi à associer c'est Vanille Galante avec Orchids de Martina Topley Bird...

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  16. Je n'écoute pas beaucoup de chanson française, et Nantes est l'une des seules chansons à m'avoir vraiment bouleversé, donc je suis vraiment vraiment en extase de voir que Serge l'a inclus dans sa playlist !

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  17. Sleep2dream, Rabbit Heart <3
    Cosmic Love et Daim Blond vont bien ensemble je trouve, même si je pense qu'on pourrait trouver encore meilleure association (ça doit être l'association automne qui arrive - parfum - musique qui joue...)

    Tu sais que t'es perfumista quand t'as des playlist parfum ! J'avoue, j'aime "L'Eau d'Hadrien", pour les chansons dodo, "Iris Silver Mist" pour les chansons instrumentales surtout et "Iris Pallida" pour la liste de lecture légérement triste - mélancolique - réflexion.

    J'ai écouté tes deux chansons, je connaissais pas du tout !
    Pour Vol de Nuit, j'avoue ne jamais y avoir songé. Mais par pitié, pas LE classique bien convenu qui fait pas tache ! Vol de Nuit est terriblement moderne. J'aime bien cette version de Feeling Good :D !

    Parfum Musique, c'est génial, mais c'est peut être trop intellectualisé... (je repense au sujet sur auparfum, au début, tout le monde mettait le classique qu'il fallait)

    Je sens venir la période d'écriture là :D !
    J

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  18. Du plus pur style Jicky, finesse,science,phrases incisives,bref un exercice de style parfait devant "LA BÊTE" à ne pas louper.
    Je suis fière de toi; comme de mon fiston qui aurait réussi une épreuve insurmontable...
    BRAVO!!! mille fois BRAVO; et Continue comme cela; tu es sur la bonne voie,on t'aime très fort, pour ton courage et ta persévérance.
    C'est toi le plus fort!!!

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  19. Merci parfums50 ! Je suis flatté ^^
    Vraiment très flatté !

    Je vais voir, mais je pense que nous ferons bientôt d'autres entretiens...

    A bientôt ;)
    J.

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  20. Bonjour et merci pour ce bel entretien que je découvre en décalage. Et tant qu'à être décalée, une question sans doute un peu idiote: que portiez-vous lors de cette rencontre? Lorsqu'on admire quelqu'un il y a toujours le risque de tomber dans la flatterie, "d'avoir l'air têteux" comme on le dit parfois au Québec. Mais en même temps comment de pas exprimer justement cette admiration en portant une des créations. Et si le créateur nous jaugerait justement par notre choix...Je crois que ça m'aurait posé un sérieux dilemme.

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    1. Bonne question !

      Je me suis posé sérieusement la question, mais au final, le choix était tout trouvé. J'avais mis Dans Tes Bras de Maurice aux Éditions de parfums Frédéric Malle. C'est une sorte de parfum signature. Comment dire, j'ai beau changer tous les jours, j'ai quelques incontournables. Et Dans Tes Bras est le parfum que je porte dans les jours simples.

      J'étais tenté de porter Iris Silver Mist, qui a le même statut que le Malle à mes yeux, mais justement, ça ne collait pas. J'ai préféré en parler directement. Et qu'il découvre ainsi un autre parfum.


      Un dilemme, certes, mais qui au final était déjà conclu d'avance ;)

      J.

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