vendredi 10 juin 2011

Tubéreuse Criminelle

Les murs étaient froids et l'humidité ambiante donnait une luminosité marécageuse à cet endroit plus nu que la terre polaire et rongé par les vices. Mes talons claquaient, et brisaient le silence de glace. J'étais gelée, et le contact des deux gardes qui me serraient les avant-bras réchauffait, en vain, mon corps mis à nu face à tous les gueux enfermés. Nous marchions ainsi, le long du corridor principal de la Prison des Parfums, univers morne à l'horizon plombé. J'étais bien visible des autres détenus, qui bavaient presque d'admiration et de peur face à  mon sillage.

© E. Guézou pour Dr Jicky & Mister Phoebus ;)

Déesse de ces lieux, tous me connaissaient, tous me voyaient sur un autel, et tous me craignaient, moi, la Criminelle. Peu d'horreurs au monde me surpassent, et ma froide cruauté semblait accusée par le soleil de glace de la prison. Mais au fond je n'étais pas seule. M'accompagnait le vieux Chaos, parce que s'il n'y avait qu'un seul de mes compagnons de route à retenir, ce serait celui là.

Les présentations sont faites, et le message est clair.

Les deux gardes me jettent dans la cellule T140C, celle qui semble m'être réservée, étant donné que je foule son sol pour la vingtième fois, au moins. Je suis seule, et j'expire longuement l'air que j'avais retenu avant de passer dans le corridor habité par les autres détenus, si faibles pour pouvoir prétendre respirer le même air que moi. La buée qui s'échappe de mes lèvres d'un rouge profond s'envole dans l'air de ma geôle, et s'échappe dans la nature par un orifice béant dans le mur, faisant office de fenêtre. Je m'en approche et accroche mes mains marmoréennes sur les six barres de fer verticales, faisant fi du mordant dû au froid. Et c'est ainsi qu'a jailli l'idée évidente de m'échapper de la Prison des Parfums, chose que j'ai déjà réalisée maintes fois auparavant.

Le Soleil était en train de se coucher, et le ciel rougeoyait dans une lumière crue, à la limite de la couleur du sang. Je souris. J'avais trouvé.

Je me suis approchée de la porte de ma cellule, et j'ai passé ma main d'albâtre dans l'ouverture, pour attirer le garde. Il s'est approché, et je lui ai crié mon malheur, dans ce fond de gouffre obscur où mon coeur est tombé. Et subitement, j'ai craché toute ma puissance sur lui. Vénéneuse, mon attaque l'a complètement assommé, après avoir poussé un cri de détresse. Un autre garde est apparu, a ouvert ma cellule pour me prendre, et j'en ai profité pour faire émaner une vague de poussière olfactive, verte et aveuglante. Le second garde est retourné à l'état de bourgeon, et je suis partie, en toute simplicité. J'ai laissé les deux gardes dans leur sommeil narcotique, j'ai avancé dans le corridor des vieux malfrats insipides, sans leur jeter un seul regard. Je retenais toujours ma respiration.

Ce que j'aime, c'est qu'aucun membre de la Prison ne cherche à m'arrêter lors de chacune de mes évasions. De toute manière, ils savent que cela ne mènerait à rien. Je sors donc, naturellement, en dehors de l'édifice austère, laissant derrière moi un sillage de froideur râpeuse et amère, mais avec une once de perversion, que l'on retrouve dans le sourire carnassier que j'arbore.

Ma mission est simple désormais : trouver Carnal, et lui montrer la vérité. Car si mon éternelle amie a toujours été d'agréable compagnie, les dernières nouvelles me mortifient : elle, sacrée meilleure tubéreuse du parfum. Je me souviens encore de cette fin de soirée passée dans mon humble chez moi : imaginez la fin d'un thriller haletant où, dans ma robe d'émeraude, je célébrai la résolution d'une énigme en cours depuis longtemps, et avec pour partenaire ma chère collègue Carnal. C'était dans ce genre d'ambiance feutrée où nous nous étions promis de rester unies. Et malgré ma supériorité naturelle, je ne m'attendais pas à une traitrise de la sorte.

C'est pourquoi, si je me suis évadée de prison, c'est pour rendre justice à la tubéreuse, la vraie. La carnassière. La verte, la narcotique, la mortelle. Celle qui évoque aussi bien la mort que la vie. Celle qui réveille l'âme des gens du plus profond de leur conscience. Je fus ainsi, fleur superbe, en vaisseau transformée, partie pour rassembler la véritable nature de la fleur blanche tant célébrée. Et avec moi, pas de tabou, pas de quartier. Je me suis changée depuis cette soirée pleine d'énigmes, où j'étais toute de vert vêtue. Maintenant, j'arbore une robe noire, au style victorien, mais à la signature étonnamment moderne. Mon élégance est sans limite, et la volonté de montrer au monde mon visage motive chacun de mes pas, qui comme des tambours, font sonner le début d'une bataille pacifique, où tout se jouera sur la tête des deux concurrentes.

Pour l'heure, le Soleil rouge est de mon côté : il est rouge comme mon sang, et brillant comme ma beauté. Car la plus grande des tubéreuses, c'est moi.

© E. Guézou pour Dr Jicky & Mister Phoebus
J.

7 commentaires:

  1. Les deux photos sont tout simplement magnifique, tout comme le texte qui l'accompagne !

    Je ne connais que la concrète, et même si je retrouve un peu de la description, je ne perçois jamais le fond avec !

    Diane

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  2. Salut diane !

    Merci beaucoup ! Les photos ne sont pas de moi, mais de ma prof de français (que l'on va pouvoir considérer comme photographe officielle de J&P ^^ on en a fait plein ensemble !)
    Et c'est à partir de la première photo qu'est venue l'idée de l'article (qui j'avais en tête depuis un bout de temps).

    Pour la petite histoire, les deux photos ont été prises au musée du théâtre du globe, à Londres. La première sur une sorte de grosse caisse, et la deuxième devant une robe de la reine Victoria !

    Quant à la concrète, je suis d'accord. Elles sont très pratiques pour avoir un aperçu de la gamme des parfums du Palais Royal, mais elles ne représentent souvent que la tête, et parfois pas dans la même beauté. Bornéo est bien fait je trouve. J'aime moins celle de Tuébreuse Criminelle, d'Iris Silver Mist ou de Muscs Koublay Khan. Puis la série des Bois aussi, car on pourrait croire qu'ils se ressemblent tous.

    Merci de ta venue =)

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  3. Bonjour mon cher Jicky,

    C'est Carnal, adulée de tous, la plus belle des tubéreuses, qui vient te faire un petit coucou de ses effluves solaires. Oui, Criminelle était ma complice, et mon amie de soirée de folie carnassière. Ne peux-tu donc pas lui demander d'enterrer la hache de guerre, je ne l'ai pas trahie, ce sont "les gens aux nez fins" qui m'ont encensée... ;-)
    Vois comme je me démène de jour pour redonner un peu d'air et de sève nourricière à tous ces pauvres amoureux transits qu'elle a tué la nuit venue de son regard froid, de ses mains d'albâtre étranglant leur cou tremblant, de sa bouche rouge sang aspirant toute leur énergie de vie.
    Qu'elle range son orgueil, et qu'elle me laisse la place qui me revient de droit à ses côtés sur la première marche du podium, soyons unies pour le meilleur et pour le pire. Embrassons-nous de jour et de nuit et dis lui que je l'aime quand-même... Carnal ;-)

    Très bel article et jolies photos ! J'ai bien ri en te lisant, merci ^_^
    A quand celui avec Selah Sue ?

    Bisous, Vivi

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  4. Salut Vivi, et bonjour Carnal !

    Hélas, Carnal, tu trompes, tu amadoues, et tu mérite largement ta place. Mais là où tu fais des racines et des fleurs pour qu'on te remarque, moi je reste au naturel. Je ne cherche pas à cacher nos vraies facettes. Je m'assume complétement, quitte à en faire fuir plus d'un, et qui forcément ne me méritent pas, tout comme ne te méritent pas.

    Notre vénérée tubéreuse a aussi sa lune et son soleil, deux facettes que l'on ne peut nier, mais laisse moi, non pas la beauté, mais au moins la vérité.

    ~

    Sinon, l'article avec Selah Sue, bah je l'ai pas commencé. J'ai un peu perdu l'inspiration. Mais c'était un truc plus comme l'article Coco - Opium, mais avec L'Eau d'Hermès et la Bigarade...

    Merci Vivi =)

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  5. Oui, je te rejoins Jicky à propos de la vérité froide et lunaire de Criminelle, mais Carnal, la solaire, me ressemble plus, je l'avoue, elle manipule la vérité pour passer plus en douceur et se faire aimer avec ses défauts bien cachés... Il vaut mieux ne pas la voir au réveil car elle n'est plus que l'ombre d'elle-même ;-)

    Et puisque Criminelle parle de vérité, de vie mais aussi de mort, voici : "La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde, c'est la mort." de Louis-Ferdinand Céline, citation de Voyage au bout de la Nuit.

    J'ai parfois l'impression en me relisant,avant d'envoyer, de parler comme une folle... Folle perfumystique ;-)
    Heureusement, je ne suis pas seule !!!
    Bonne fin d'après-midi ;-)

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  6. Pour tout te dire, en fait, Carnal aime plus ma prof que moi ^^ ! Car sur moi, elle dure 5heures tout au plus, et n'est pas très expansive. Elle est vraiment timide avec moi. Alors que la Criminelle est sans tabou, et me montre pleins de choses !

    Sinon, non tu n'es pas folle ! Juste que tu t'interesses au sens le plus fou de tous, l'odorat !

    Vive l'odorat !

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  7. Les photos sont trop belles, tout comme le texte ! Là, Jicky et Phoebus, vous faites fort !

    Et n'empêche, on ressent toujours une petite note d'humour qui fait votre signature. Continuez dans votre fraicheur mes jeunes gens.

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