dimanche 14 août 2011

Antimatière, le parfum du passé

Comme vous l'indiquait Phoebus à la fin de l'article écrit par Patrice sur L'Heure du Crime,  cet été, vous aussi vous pouviez vous improviser rédacteur d'un jour pour J&P.

Aujourd'hui, c'est Tangerine qui se propose dans une très belle nouvelle autour d'une marque très (trop ?) confidentielle, tellement confidentielle que même nous, nous ne la connaissons pas encore !! (ok, c'est décidé, j'envois un texto à Isabelle Doyen dans l'heure ;), je veux parler de la marque LesNez. Vous aussi, passez de l'autre côté du miroir, dès maintenant !

Nature Morte
Aujourd’hui Carina ne sentait rien. Elle venait de se parfumer, pourtant, mais elle ne saisissait qu’une bouffée d’alcool avec un soupçon de baies roses, qui ne faisait pas trop le poids avec les différentes odeurs de sa salle de bains : gel douche à la fleur de coton, crème neutre pour le corps, qu’elle avait pourtant choisi pour leur senteur des plus ténues, rien qui ne puisse entrer en concurrence avec un parfum. Heureusement, je n’en ai pris qu’un échantillon, se dit-elle. « L’Antimatière ». Bof. On l’avait prévenue qu’il fallait attendre que les notes de tête se dissipent pour que le parfum se révèle, mais s’il avait cette ampleur dès le départ, ce n’était pas la peine d’essayer. Elle décida quand même de le garder sur sa peau. Elle n’avait pas le temps ce matin, de toute façon.

Carina était en quête d’un nouveau parfum et collectionnait les échantillons, les déceptions, les presque-ça-mais-pas-tout-à-fait. Parfois, elle en mettait deux sur les bras, qu’elle reniflait discrètement, au fil des heures, assistant à la bataille. Hier, ç’avait été une nouveauté à la violette, chaleureuse mais un peu trop fugace, contre l’un de ses anciens parfums à la rose : 
« Mes notes de tête sont plus piquantes que les tiennes »
« Oui, mais les miennes sont gourmandes. Tu veux du gâteau ? »
« Moi j’ai de l’ambition, je suis pimpante et prête à conquérir le monde »,
« Oui mais moi j’ai un petit côté hitchcockien, très convenable en surface, et en-dessous, regarde... »
« On est au bureau, là, je te signale. Je pourrais être portée par une jeune businesswoman à New York, fraîche en tailleur noir et grosses baskets blanches, les lèvres fraîchement enduites de rouge à lèvres... Tu as vu que j’ai du rouge à lèvres ? Hein, ça fait femme, hein ? »

À la fin de la journée, il ne restait plus que l’ancien parfum, qui lui avait dit calmement « C’est jeune, c’est frais, c’est plein d’énergie, et puis ça se disperse. Moi je reste là. Tu veux du gâteau ? ». Elle s’était lavé les bras et s’était endormie avec une autre rose, sauvage et teintée de sel, pour se souvenir de la mer.

Toutes les femmes de sa famille accordaient une grande importance à l’odorat, et l’anniversaire des treize ans d’une fille était l’occasion de lui offrir son premier flacon de parfum, choisi par un cérémonial compliqué de questions subtiles sur les odeurs préférées et l’observation du comportement. Ainsi Carina avait-elle eu un parfum composé de citron, de jasmin et de mousse de chêne, une senteur joyeuse, tenace et présente, à tel point que ses détracteurs auraient pu la qualifier d’envahissante.
Mais Carina n’avait plus treize ans, et après être passée au fil des ans par des parfums divers – gardénia séducteur, rose gourmande et posée, iris lointain et retranché dans son jardin secret –, elle voulait trouver un parfum épanoui, présent mais pas agressif. Elle aurait aimé porter le même parfum que sa mère et que sa grand-mère, un oriental enveloppant et chaleureux, mais il virait sur sa peau. Elle était donc à la recherche d’un parfum qui ait le même effet, chose qui devrait être trouvable entre les grandes marques, les petites marques, les marques de niche, les marques sans prétention, mais ses recherches n’avaient rien donné pour le moment. Elle s’habilla rapidement, entama les préparatifs du petit déjeuner – chocolat pour la petite, thé pour elle, pain grillé et beurre frais, des odeurs autrement plus présentes, elles – et regarda l’heure ; il était grand temps d’aller la voir, sa dormeuse de fille qui n’avait visiblement pas entendu le réveil.

Alice - J. Tenniel

Dans le couloir, au moment où elle levait le bras pour ouvrir la porte de la chambre de la petite, elle ne se sentit plus à sa place ; quelque chose d’impalpable, impossible à identifier la gênait. Une boule lui monta dans la gorge. Elle inspira profondément pour se ressaisir. Odeurs de chocolat chaud, de pain grillé, de thé, odeur de la bougie à la figue brûlée hier soir, odeur... Elle ferma les yeux.
Quand elle les rouvrit, elle était enfant et sa mère la prenait dans ses bras. Elle lui chuchotait des mots à l’oreille et concluait par un baiser sur la joue. La peau de sa mère était fine, un peu ridée ; et quand elle s’écarta elle vit sa grand-mère, derrière elle, qui l’invitait à venir la voir. Elle se précipita vers elle, suivie par sa mère. Les deux femmes la câlinèrent et lui dirent toutes sortes de compliments, comme elles lui en disaient toujours – ma belle, ma merveille, ma toute-adorée – avec leur amour maternel, un amour banal, quotidien, immense, plus grand qu’elles.
En l’embrassant, elles laissèrent un peu de leur parfum sur ses vêtements.
Va, tu peux explorer la maison si tu veux, lui dit sa grand-mère. Le parfum te guidera. Mais fais bien attention : n’ouvre que les portes qu’il t’indique.

Alice
Carina se détacha et partit sous leur regard bienveillant. Elle se trouvait chez sa grand-mère, une maison en bois au bord de la mer, toujours imprégnée d’air salé.
Une bouffée de parfum lui parvenait de temps en temps pour orienter ses explorations – une senteur qui avait paru un peu trop forte, au début, quand elle la sentait sur leur peau. Une odeur un peu poivrée mais fondamentalement douce, était-ce de l’ambre gris ? En tous cas, une odeur de vieille dame, de vêtements rendus confortable par l’usure, de malles à secrets. Sa mère et sa grand-mère n’étaient-elles pas de vieilles dames, imposantes et fragiles, des géantes tendres dont l’odeur était le rappel de leur amour ?
Au fil des portes qu’elle ouvrait, elle était heureuse de retrouver ses jouets éparpillés sur les meubles patinés. Elle resta toute interdite quand, en fouillant dans une commode, elle tomba devant des lettres d’amour écrites au siècle dernier, à l’encre violette sur du papier fin. En même temps, elle tentait de retrouver les mots qu’elle avait chuchoté à sa mère. Il lui semblait qu’ils étaient importants, mais leurs syllabes lui échappaient.

C’est alors qu’elle ouvrit la mauvaise porte.
Elle était dans une chambre d’hôpital. Sa mère, les traits tirés, veillait sur sa grand-mère. Il y avait une chaise vide à côté du lit. Elle s’y assit. Le corps malade et fatigué jusqu’à la corde devint celui de sa mère. Elle lui tenait la main. Les lèvres de sa mère bougeait, il fallait tendre l’oreille, ne surtout pas perdre ses dernières paroles.
C’est alors qu’elle se souvint. Elles dirent, ensemble, les mots oubliés.
Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras ; car l’amour est fort comme la mort...
Elle était une adulte qui aidait sa mère à mourir, et elle était une petite fille blottie contre sa maman ; si près d’elle, elle sentait son parfum, cette odeur un peu passée, piquante et tendre, l’odeur d’une femme mûre, épanouie, la trace du parfum mis il y a longtemps, qu’elle avait commencé à utiliser quand elle avait un corps vibrant de santé.
Le parfum recouvrait l’odeur de l’hôpital ; il n’y avait plus, entre elles, que le souvenir de leurs années partagées, de toute l’enfance de Carina.
Ma fille...

Carina fut surprise d’entendre sa propre voix. Elle était à genoux devant le lit de sa petite dormeuse et lui tenait la main. Sur le bras de Carina, le parfum continuait à exhaler ses notes de cœur, les notes magiques qu’elle avait si longtemps cherchées.
La petite ouvrit les yeux et Carina se rappela avec un choc que toutes les femmes de la famille avaient des yeux d’un même vert. Elle se rappela de la dispersion des cendres de sa mère au large ; d’autres miettes d’elle, tapies dans ses gènes, ses gestes, son goût pour les épices, s’étaient disséminées et survivaient encore ; et elle fut heureuse, avec ce parfum, d’avoir retrouvé par hasard ce qui lui manquait tant, son odeur et le souvenir de son amour.
Tangerine

7 commentaires:

  1. Très jolie nouvelle, bravo à l'auteur(e?)! Je ne connais pas l'Antimatière, on ne trouve pas de niche ici, et ce texte est terriblement frustrant car il me donne envie de poser la main sur un testeur. :)
    Mon parfum "retour vers le passé", personnellement c'est l'Heure Bleue de Guerlain.

    Marie

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  2. Bonsoir Marie :D !
    Oui, nous remercions vivement Tangerine pour sa plume très stylisée et poétique ! Et pour une fois, je partage tellement cette frustration, car impossible de trouver la marque sur Paris non plus !

    C'est drôle, mais moi aussi L'Heure Bleue a un côté retour vers le passé. Mais j'ai plus souvent cette sensation avec des parfums comme L'Eté en Douce ou L'Eau du Ciel (ma première eau parfumée était au tilleul...).

    Merci et à la prochaine =)
    Jicky

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  3. Moi non plus, je ne vis pas à Paris, j'ai commandé les échantillons sur leur site et même si je les ai tous aimés, the Unicorn Spell et l'Antimatière m'ont mis une claque. Être bouleversée par un parfum, c'est rare...
    Merci pour les commentaires !

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  4. Quel joli texte ! Peut-être révèle-t-il la nature même du parfum : la nostalgie !
    Mais le texte me paraît supérieur à sa source d'inspiration ; je n'ai pas été bluffé par l'antimatière, tout au plus amusé par l'exercice de style... Mais tout est affaire de ressenti.
    Par contre chapeau à LesNez, peu de fragrances, mais de bien belles de Unicorn Spell à Let Me play the Lion et Manoumalia... chapeau !

    Jules

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  5. Depuis la publication de l'article par Tangerine, je les ai senti ces fameux LesNez ! Et bon, j'aime beaucoup L'Antimatière, même si je comprends que l'exercice de style perturbe. Je le trouve néanmoins poétique, et intellectuel pour de vrai (genre pas faussement intellectuel et tout, là, ya de la vraie recherche).

    Mais sinon, mon coup de coeur reste pour The Unicorn Spell. Violette, Iris et note verte en même temps, c'est tout ce que j'aime :D !

    De la grande parfumerie !
    J.

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  6. Toutes mes félicitations donc à Tangerine pour ce texte très évocateurs de la mémoire, de l'héritage spirituel, de l'amour maternel et filial et du parfum... et bravo à Jicky et Phoebus pour le site lui-même et la plupart des textes qui y sont proposés.
    Oui, je suis d'accord pour The Unicorn Spell : verte, aqueuse (source dans la mousse d'un sous-bois au petit matin parmi des fleurs humides et aigües... On verrait presque la licorne s'y abreuver.) c'est une belle création... sur papier en ce qui me concerne, car elle vire à l'acide sur ma peau. Par contre le lion ne se sent pas trop mal avec moi, hormis que j'aimerais le sentir ronronner plus longtemps.
    Juste un mot sur cette petite grande maison. Quand j'ai commandé les échantillons, il y a eu erreur dans les conditionnements et j'ai appelé le N° indiqué sur le site. Je suis tombé sur le boss qui est très sympa, qui parle très bien français et qui m'a renvoyé tous les échantillons en double. (Bon, je suis en Suisse comme lui, c'était pas comme s'il devait les envoyer au Canada.) Et de quoi avons-nous parlé pendant 15 min au tel ? de parfums, bien sûr, et pas seulement des siens. J'avais tellement de scrupule à monopoliser son temps que j'ai fini par abréger le dialogue. Un passionné, donc, cela mérite d'être dit, et sa maison d'être encouragée. :)
    Jules

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  7. Merci Jules, vous nous flattez ^^

    Quant à cette maison, j'en ai une superbe vision : créativité, expérimentation, profondeur, harmonie, originalité... Votre message en dit en plus du très grand bien ! C'est cool alors !

    J'inicte les gens à découvrir cette marque !

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