Le flash crépite : la course est finie.
Quelle course. Je l'ai vu, merveilleusement synchronisé avec ses acolytes, endurant et les yeux fixés sur la ligne d'arrivée. Ces sourcils qui se froncent, cette bouche qui se serre et ces muscles qui se raidissent... Mon dieu, on aurait dit moi à son âge.
Je reprends mon souffle et fais craquer mon aromatique ossature. C'est pas moi qui serais capable de refaire une course. J'éteins le poste de télévision et je me dirige vers le bureau. Mes pas font grincer le plancher. Quel désespoir ! Là où ce gaillard rame au rythme de ses équipiers, voilà mes vieux os qui gémissent en parfaite harmonie avec mon bon vieux parquet. Tragique ironie (cela dit, puisse l'IFRA ne pas m'obliger à passer au lino).
Une fois mon stylo saisi, je sors un petit paquet de feuilles du tiroir à ma gauche : il faut que je lui écrive à mon fils ! Ma lampe de bureau est allumée, tout mon matériel pour écrire est en place... Ah ! J'allais oublier : un petit peu de musique. Du Grieg, ce sera parfait.
"Cher Géranium,
Une fois mon stylo saisi, je sors un petit paquet de feuilles du tiroir à ma gauche : il faut que je lui écrive à mon fils ! Ma lampe de bureau est allumée, tout mon matériel pour écrire est en place... Ah ! J'allais oublier : un petit peu de musique. Du Grieg, ce sera parfait.
"Cher Géranium,
Quand je repense à toi adolescent, je ne peux m'empêcher de visualiser une pièce immense, sans fin, avec un plancher de verre et aux fenêtres sans aucune délimitation. Tu es complètement plongé dans la lumière, seule ombre au tableau : l'obscurité émanant de tes sombres pensées.
Car baignant dans la gloire de cette lumière fauve se tient la silhouette fluette d'un jeune homme aux yeux grisés. Il est allongé sur le canapé élimé, vêtu des fringues qu'il a porté depuis une centaine d'années : une chemise blanche à manche longue toute froissée sur un marcel désabusé, un jean gris foncé rapiécé et des chaussettes qui ont été blanches (un jour). Il renifle et tousse souvent, régulièrement, comme synchronisé sur une respiration difficile et mécanique, simple accessoire d'une chaîne qui ne tendrait qu'à s'épuiser. Je ne pouvais laisser cette silhouette, pourtant pleine d'avenir, dans cette morosité parasite.
Mais qui étais-je pour pouvoir prétendre t'aider ? Ces vêtements, tu les tenais de moi et de tes oncles gâteux. Ces pensées, c'était par ma faute qu'elles corrompaient la lumière de ton aura.
Je t'ai donc mis dans un canot et nous avons ramé, tous les deux. J'étais ta colonne vertébrale, je structurais tes mouvements et ajustais ta coordination. Je t'ai appris la force et j'ai modelé ton corps.
Géranium Pour Monsieur par Konstantin Kakanias |
Mais je ne soupçonnais pas la portée de ton talent. A chaque mouvement de rame, je te voyais en adéquation avec le monde. Je jalousais l'air d'entrer dans tes poumons, te permettant ainsi de transmettre une énergie inespérée au bois, à l'eau, dans un cycle d'une mécanique scrupuleuse. Si on avançait, c'était par toi et l'ampleur de ta respiration. Ton regard aux teintes grises jamais ne cillait et il révélait la fermeté de ta détermination innée. Quand je repense à toi conduit par la Vitesse et l'Expansion, gouverné par l'énergie et la vitalité, je vois tes pensées noires se décliner en gris, en vert et en quelques teintes ocres que tu distilles par l'écume de ton corps transpirant.
Au fil des courses, ta stature s'est révélée. Je parle bien de ta stature car ton ossature, celle que je t'ai laissée comme héritage, tu l'as balayée - sans anesthésiant - alors que tu étais envahi d'une fureur verte. J'ai longtemps pensé que tu avais rejeté ta filiation, que tu m'avais rejeté moi. Mais ta course de cet après-midi m'a éclairé : tu l'as dépassée comme tu as devancé tes adversaires. Et c'est aujourd'hui que j'ai vu que, dans la famille, le victorieux c'était toi. Les rouages du sport n'ont plus de secret pour toi. La musique si bénéfique pour ta concentration, tu l'as assimilée puis tu l'as transformée. Electrique, désormais tu rayonnes comme peu d'entre nous n'ont jamais brillé.
The Social Network |
Désormais je me dis que c'est à toi, le "petit fougueux qui gère" d'imaginer la silhouette rachitique de ton "fou de père". Tu pourrais : je n'ai plus rien à t'apprendre. Il ne me reste plus qu'à t'aimer comme l'oiseau chante, comme la rose s'épanouit dans la nature : le plus naturellement du monde. Cependant, j'ai compris aujourd'hui que quand tu regardais vers l'arrière pour me sourire, c'était pour y puiser de l'énergie. Cette lumière, cet éclat dans ton regard, je sais que tu le transmettras comme je sais que je te l'ai transmis : tu l'irradies. La génération à venir sera technologique ; heureusement que la mécanique te connais. En liant l'ossature de ton "fou de père" à ta stature de "fougueux qui gère", tu créeras les plus belles choses que la Terre ait connu."
Au moment même où ma plume se retire et que le son de l'encre humidifiant le papier s'amenuise en écho au morceau de musique qui s'achève, le Monde tremble. Mon corps s'agite, se convulse en une seconde, puis c'est le calme ! Que... Que se passe t-il au juste ? Crise cardio-coumariniaque ? Accident lavandaire cérébral ?
Nouvelle secousse : l'effet de surprise m'a permis de retrouver la raison. Mon téléphone ; c'est juste mon téléphone qui vibre. Tiens, j'ai reçu un SMS :
"On a gagné Papa !!!"
J.
C'est toujours un plaisir de vous lire ! Votre belle imagination, votre sensibilité…
RépondreSupprimerBonjour Tangerine !
SupprimerMerci beaucoup ! C'est super gentil ^^ c'est un plaisir de vous revoir aussi ;)
Bises
J.
Bonsoir.
RépondreSupprimerJe vais ajouter mon petit commentaire juste pour dire à quel point j'ai trouvée jolie l'évocation métaphorique entre un papa qui se sent et s'imagine vieillir et son fils, dont il pense qu'il ne cherche qu'à le dépasser, alors qu'il le prend par la main pour que chacun puisse grandir. Comme quoi, on peut supposer des choses fausses.
On se croirait au cinéma, avec les différents modes narratifs. En plus d'évoquer un parfum, il s'agit ici d'un profil psychologique, d'une fiction familiale et d'un peu de mise en scène de cinéma. J'a-do-re ! [F*ck the perfume with the same name and too many flankers !]
J'adore les traits d'humour : "puisse l'IFRA ne pas m'obliger à passer au lino" ! Là, tu m'as achevé !
Les fougères de papa(s) et de papi(s) sont loin d'être finies. Et, finalement, ce Géranium se souvient d'où il vient, "ILS ont gagné"...
Content de te relire !
A très vite.
Opium
Hello,
RépondreSupprimerC'est écrivain que vous devriez être... Très belle évocation, jolie plume que la vôtre.
Bonjour Dominique,
SupprimerMerci beaucoup pour vos gentils mots. Je suis très touché =)
On peut écrire des parfums peut être ? ;)
Merci beaucoup beaucoup !
J.